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profit de son prestige. La note de Vienne avait le caractère de satisfaction morale qu’il exigeait de la Porte : elle était de la part du sultan un acte extraordinaire de déférence. Elle mentionnait les firmans que la Porte venait d’accorder au culte orthodoxe, et l’empereur Nicolas eût pu prendre envers les Grecs tout l’avantage des concessions octroyées par ces firmans. Il avait occupé les principautés et constaté par cet acte de puissance, qu’avait souffert l’Europe, la contrainte victorieuse qu’il avait voulu exercer sur la Porte. Sa position vis-à-vis de l’Europe n’eût pas été moins conforme à cette attitude d’ascendant et de prépotence qu’affectionne sa politique ; il aurait eu l’air de lui accorder la paix comme une grâce, tirant ainsi un double profit, pour sa prépondérance et son crédit dans les affaires continentales, des alarmes qu’il aurait calmées après les avoir excitées. La France fût retournée à ses chemins de fer, l’Angleterre à ses expériences économiques. Pendant bien des années encore, elles eussent laissé à la Russie dans l’empire ottoman le fruit de cette entreprise ; car, avec la nature d’esprit et les idées dominantes des deux grands peuples occidentaux, on pouvait être sûr que de longtemps personne parmi eux n’eût osé toucher à cette malheureuse question d’Orient et évoquer les périls auxquels on aurait été si heureux d’avoir échappé une fois.

Telle eût été la position de la Russie, si, sachant modérer son orgueil, elle eût accepté les modifications de la Porte ou permis aux puissances occidentales de travailler et de réussir à faire accepter par le divan la note de Vienne. Pourquoi la Russie ne se contenta-t-elle point d’une solution si avantageuse pour elle ? Pourquoi ralluma-t-elle par l’interprétation de M. de Nesselrode une question que tout le monde en Europe avait tant à cœur d’étouffer ? Nous ne voyons à la téméraire méprise de la politique russe qu’une seule explication.

Évidemment, l’empereur Nicolas et ses conseillers présumèrent trop des dispositions pacifiques de l’Europe occidentale, qu’ils essaient aujourd’hui de mettre en doute, La France, l’Angleterre, se dirent-ils, désirent ardemment la paix : leurs impatiens efforts à Vienne le prouvent surabondamment. Avec la note de Vienne, elles croient toucher à cette paix, et elles sont solidairement engagées avec la Prusse et l’Autriche au succès d’une solution qui est leur œuvre. Si près du but qu’elles pensent atteindre, elles ne se laisseront pas arrêter ou détourner au dernier moment par une insinuation, peut-être inaperçue, qui imprimera pour l’avenir à la note de Vienne le sens de la politique que, dans cette crise, nous avons voulu faire triompher à Constantinople. Ce que le prince Menchikof n’a pu emporter par un coup de surprise, nous l’obtiendrons par un coup d’audace