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sa vive arête dans le bleu du ciel. Devant et au loin, une ligne immobile se confondait avec le ciel à la dernière limite de l’horizon : c’était la mer. Antoine et Hélène, accoudés sur le bastingage, regardaient devant eux. Isolés dans l’impression que leur causait ce grand spectacle et ne se sachant pas voisins, ils demeurèrent ainsi immobiles et sans parler, jusqu’au moment où le mouvement du remorqueur révéla l’approche de la pleine mer.

En effet, l’Atlas avait dépassé Honfleur, et l’on était arrivé en vue des hauteurs de La Hève. L’Océan se montrait dans toute son immensité.

— Ah ! que c’est beau, que c’est grand ! murmura Antoine.

— Ah ! que c’est beau ! murmura Hélène.

Les deux jeunes gens se regardèrent, complétant par leur regard ce qu’il ne leur était pas possible d’exprimer par des mots. Tout à coup un mouvement de tangage assez vif fit pencher Hélène ; Antoine la retint et vit qu’elle palissait. — Etes-vous malade ? lui demanda-t-il.

— Moi, malade ! s’écria Hélène ; moi, malade ! Et frappant joyeusement dans ses mains, elle ajouta : — Oh ! jamais je n’ai été plus heureuse ; non, jamais, répéta-t-elle en donnant à sa parole un accent particulier.

— Ni moi, mademoiselle, répondit Antoine d’une voix qui n’était pas moins émue.

Ils échangèrent un long regard surpris par Jacques, qui, s’étant approché sans paraître prendre garde aux deux jeunes gens, fredonnait à mi-voix :

Pourrais-tu donc perdre sans peine
Ainsi la plus belle saison ?
Lorsque dieu d’amour, la main pleine,
Fait sa divine semaison,
Tu peux ouvrir ton cœur, Hélène,
Le semeur voudra sa moisson.

Une demi-heure après, le remorqueur entrait dans le port du Havre.


HENRY MURGER.