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sur lui. On attendit qu’un moment de faiblesse pût le livrer sans péril. Au bout de dix-huit heures, Dieu, selon les gens du pays, l’avait pris en pitié et faisait un miracle. La marée ramenait le corps de Rose à l’endroit où son amant l’attendait. Dans l’une de ses mains serrées par l’agonie, elle avait conservé le bouquet de roses blanches qu’elle portait au baptême du bateau. Guillaumin s’en empara d’abord. Rose fut enterrée le surlendemain. Rendant les deux jours qui précédèrent cette triste cérémonie, Guillaumin avait disparu. Une heure avant le départ du cortège pour le cimetière, on le vit reparaître et prendre part au repas des funérailles, qui est une coutume du pays. Il avait un crêpe au bras et parlait de Rose comme si elle eût été véritablement sa femme. Toutes les jeunes filles du pays, vêtues de blanc, suivirent le convoi. En arrivant au cimetière, on apprit du fossoyeur que c’était Guillaumin qui avait creusé la fosse lui-même. Il avait retiré tous les cailloux qui se trouvaient mêlés à la terre ; on en voyait un tas sur le bord. Comme on allait descendre le cercueil, une des cordes se rompit. L’un des hommes choisis pour cette triste besogne s’y prenait mal pour renouer la corde, Guillaumin la lui prit des mains : — Donnez, je vais faire un nœud à la marinière, dit-il tranquillement. — La besogne faite, il aida les fossoyeurs à descendre la bière, et jeta dessus la première pelletée de terre. Lorsque la dernière eut entièrement comblé la fosse, Guillaumin se mit à genoux et pria un moment ; puis il tira de sa poche un petit pistolet, le posa sur son cœur et se tua. On apprit le soir par le notaire du pays qu’il avait laissé un testament. N’ayant aucun parent, il léguait son bien à la première fille ou au premier garçon du pays qui n’aurait pas de dot pour épouser celui ou celle qu’ils auraient choisi. L’exécution de cette volonté était remise à la probité du notaire. Celui ou celle qui devait profiter de cette dot s’engagerait à entretenir cinquante rosiers plantés sur la tombe de Rose. Une seconde clause fixait une somme destinée à un architecte avec lequel le testateur s’était entendu pour l’élévation d’un monument. « Aucun argent, disait une dernière clause, ne sera employé à faire dire des messes pour Rose et moi. Rose est une sainte qui n’a pas besoin de prières, et comme je mourrai damné, je n’en ai pas besoin non plus ; ce serait de l’argent perdu. » Les volontés de Guillaumin avaient été fidèlement exécutées. La tombe de Rose était devenue à Quillebeuf ce que le tombeau d’Héloïse est au Père-Lachaise, un lieu consacré par les amans. Trois ou quatre, cents noms étaient écrits ou gravés sur le marbre funéraire.

Telle fut l’histoire récitée par la petite Normande, qui s’interrompait de temps en temps pour mordre dans sa tartine, ou pour chasser les abeilles qui voltigeaient autour de sa tête. Bien qu’elle