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avait été un obstacle à son mariage avec son amie d’enfance. Ce fut alors que Guillaumin s’engagea pour aller à Terre-Neuve. Quand il aurait eu amassé la dot que lui demandaient les parens de Rose, il devait revenir pour l’épouser, Rose lui avait promis de l’attendre, ne dût-il revenir qu’en cheveux blancs. Au bout de cinq ans, Guillaumin n’était pas revenu, et Rose ayant trouvé d’excellens partis, ses parens voulurent la marier ; mais elle avait toujours refusé, malgré les mauvais traitemens que ces refus lui attiraient dans sa famille. Comme ses parens l’avaient menacée de la mettre dans un couvent, si elle ne voulait pas obéir, elle avait déclaré qu’elle se tuerait plutôt que de ne pas attendre Guillaumin, comme elle l’avait promis. Le curé, qui avait été prévenu de ce dessein, lui avait dit que si elle se donnait la mort, elle ne serait pas inhumée en terre sainte et mourrait damnée ; il l’exhortait à obéir à ses parens ; Rose répondait qu’elle serait aussi bien damnée, si elle manquait au serment qu’elle avait fait à Dieu d’attendre Guillaumin, et elle attendit.

Une nuit, en revenant de Tancarville, où on l’avait invitée à être marraine d’un bateau de pêche, celui dans lequel elle se trouvait avec son père et deux ou trois amis fut assailli à deux lieues de Quillebeuf par un terrible coup de vent. Rose était tombée à l’eau et avait disparu. En débarquant à la jetée, le père de Rose trouva Guillaumin revenu de la veille. Le jeune homme attendait avec toute sa famille le retour de celle qui devait être sa femme, car il avait fait une petite fortune dans les pays d’outre-mer. Après le premier moment de désespoir, Guillaumin recouvra toute sa raison. Il déposa toute sa fortune, cinq ou six mille francs, chez un notaire, et déclara que la somme appartiendrait à celui qui retrouverait le corps de son amie. Comme elle avait péri dans cette partie du fleuve qui est séparée de la mer par cet endroit de l’embouchure qu’on appelle la Barre, il pouvait se faire que le cadavre fût encore en Seine. Tous les gens qui possédaient une embarcation, tentés par la brillante récompense, se mirent en route. Deux heures après, plus de deux-cents bateaux croisaient entre Quillebeuf et Tancarville. Guillaumin, dans un canot à six avirons, dirigeait les recherches. Le soir, toute la flottille rentrait sans que sa croisière eût ramené celle qu’on avait tant cherchée. Guillaumin récompensa tous les pêcheurs, puis il alla s’asseoir sur le bord du fleuve, à l’endroit même où Rose avait reçu ses adieux le jour de son départ et où elle lui avait juré de l’attendre. Aucune prière, aucun raisonnement ne purent le ramener chez lui. Il était comme fou. — Elle m’a juré de m’attendre, et elle m’a tenu parole. Moi je jure de l’attendre aussi.

Quand on voulut employer la force pour l’arracher de cet endroit, Guillaumin tira un couteau et menaça de se tuer si on portait la main