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d’une amitié éprouvée. Bien qu’elle ne pût l’entendre, Hélène pouvait comprendre de quelle nature étaient les propos tenus par son père, rien qu’en suivant ses gestes, parmi lesquels elle en remarqua quelques-uns qui revenaient régulièrement, lorsque M. Bridoux entreprenait certains récits. La jeune fille devina qu’on s’occupait d’elle. Tout en s’efforçant de dissimuler sa surveillance, elle épiait la physionomie des auditeurs de son père et recherchait avec curiosité l’impression que pouvaient causer ses paroles. Il lui parut reconnaître dans l’attitude des deux jeunes gens quelque chose de plus que le semblant d’attention polie accordé par les gens bien élevés aux propos d’un bavard ennuyeux. Jacques, en effet, n’avait rompu par aucune parenthèse ironique cette narration confuse, lente et minutieuse. Il avait eu envie de rire souvent, mais il s’était contenu. C’est que dans sa causerie M. Bridoux avait de brusques ressauts d’une naïveté souvent niaise à un bon sens souvent élevé. Son visage offrait un masque d’énergie que l’adversité n’avait pu vaincre ; sa parole avait conservé ce ton élevé que donne l’habitude du commandement. Même sans en avoir été instruit, on devinait que c’était un homme qui avait vécu dans l’action, et pour qui l’immobilité devait être un supplice. Sa franchise à raconter ses affaires intimes à qui voulait bien l’entendre n’était après tout qu’un défaut qui lui nuisait à lui-même. Antoine, l’avait écouté avec une attention véritable. Cette attention était surtout motivée par certains détails de la vie familière de M. Bridoux, dans lesquels il trouvait des points de rapport avec quelques autres de sa propre existence. Il établissait ainsi une ressemblance entre le père d’Hélène et sa grand’mère. Une autre raison qui le rendait attentif, c’est qu’il croyait reconnaître dans M. Bridoux l’oncle d’un de ses amis, membre de la société des buveurs d’eau, le poète Olivier. Celui-ci lui avait quelquefois parlé d’un parent dont Antoine croyait reconnaître le type dans la personne de M. Bridoux. Quant à Hélène, Olivier n’en avait pas dit un mot ; ce silence causait l’indécision d’Antoine, qui s’abstint cependant de demander aucun éclaircissement au père de la jeune fille.

— Voilà un singulier personnage, dit Jacques, lorsque M. Bridoux se fut éloigné ; quel sac à paroles ! Je vous demande un peu si tout ce qu’il vient de nous raconter nous regarde.

— J’en conviens, répondit Antoine, mais avouez que ce que vous avez appris vous retire l’envie de plaisanter à propos de sa longue redingote et de la robe de sa fille.

— Est-ce que cette plaisanterie vous a déplu ? demanda Jacques, un peu surpris de voir que son ami en avait gardé le souvenir.

— Aucunement, répondit Antoine avec un ton qui demandait à être cru ; seulement, si des apparences qui indiquent certains embarras