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— Est-ce que vous craignez réellement du mauvais temps ? demanda Antoine au capitaine.

— Monsieur plaisante, interrompit Jacques, le vent est au sud, et tout ce que nous pouvons craindre, c’est une pluie d’orage pour la fin de la journée.

— Votre ami m’a compris, dit le capitaine en riant ; mais quand il m’arrive des passagers qui n’ont pas navigué encore, je leur fais un peu peur d’avance, cela me distrait. Cependant, ajouta-t-il, la marée sera un peu forte.

— Singulière façon de plaisanter ! dit tout bas Antoine à Jacques. Je suis sûr que cette jeune personne s’attend à rencontrer du mauvais temps, et cette crainte peut suffire pour gâter tout le plaisir de son voyage.

Le cas de retard qui avait été prévu se réalisa bientôt. Un caboteur et un brick anglais réclamèrent le remorquage de l’Atlas, dont la marche se trouva trop ralentie pour qu’on pût arriver à Quillebeuf assez à temps pour profiter de la marée. Aussi le capitaine fit relâcher à La Meilleraye, où l’on arriva un peu avant le coucher du soleil. Comme il était impossible de passer la nuit à bord, les passagers descendirent à la plus voisine auberge, où l’on dîna en commun. Après le repas, prolongé par l’interminable café normand, que la coutume du pays arrose d’un si grand nombre de libations aux noms bizarres, on sortit pour aller faire un tour de promenade sur le bord de l’eau. La soirée était magnifique. Dans la brise, un peu rafraîchie par la pluie qui venait de tomber, on sentait déjà un souffle salin. Le flux de la marée, sensible à cet endroit de la Seine, vastement élargie, et les mouettes qui volaient au-dessus des eaux bruyantes, annonçaient l’approche de l’Océan. Le soleil se couchait lent et majestueux derrière les hautes futaies du grand parc de La Meilleraye, qui paraissait être l’asile choisi par tous les oiseaux de la contrée. Peu à peu, les derniers feux du couchant s’éteignirent en passant par toutes les dégradations de lumière qui préparent l’arrivée du crépuscule, dont les ténèbres indécises enveloppèrent bientôt le fleuve et ses rives. Retentissemens sonores des marteaux dans les chantiers, souffle régulier de la forge aux vitres ardentes, aigres gémissemens de l’essieu, vibrations des clochettes du troupeau revenant de l’abreuvoir, tous les bruits de la journée affaiblirent progressivement leurs rumeurs familières, dont les vagues murmures s’étouffèrent avec l’accord harmonique d’un decrescendo. À l’exception du capitaine de l’Atlas et du père d’Hélène, qui étaient fort insensibles aux spectacles de la nature, l’aspect mélancolique qu’elle revêt à ces pâles heures du soir pénétrait les trois jeunes gens, qui