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quelque chose de plus profond encore que la raison politique et sociale ; il aurait pour fondement la race même des populations slaves, dont le génie répugnerait à la propriété individuelle, et serait au contraire profondément sympathique à la propriété commune[1]. « Le principe du partage égal, dit M. de Haxthausen, découle du plus ancien principe du droit des Slaves, savoir : l’indivisibilité du bien de la famille et la division de l’usufruit. » Ailleurs il dit encore : « Le Slave, contraire à la corporation, qui admet une hiérarchie de chefs et de subordonnés, est ami de l’association, qui ne connaît que des égaux. » Sans cesse l’auteur revient sur cette idée, que les populations slaves sont par leur nature même prédisposées aux institutions du pouvoir absolu et antipathiques aux institutions de liberté.

Je me défie, je l’avoue, de ces théories étroites et absolues qui prétendent tout expliquer par l’origine des nations et qui attribuent exclusivement à une première goutte de sang toutes ces révolutions des empires, dont les grands esprits de tous les âges, Thucydide et Tite-Live, Machiavel et Montesquieu, cherchaient le secret dans les institutions bienfaisantes ou funestes, dans les vices ou dans les vertus des peuples. Outre que cette théorie me paraît fausse, je la crois très dangereuse, et je n’en connais pas de plus capable de détourner les hommes de toute énergie en leur fournissant l’excuse légitime de toutes les lâchetés. Sans doute l’influence de la race, renfermée dans de certaines limites, ne se peut nier pas plus que celle de la famille, de l’éducation et des mœurs : il est certain qu’il existe parmi les peuples comme dans les individus des aptitudes diverses, des facultés spéciales ; mais en admettant ces diversités, d’un ordre secondaire, il ne faut jamais perdre de vue les grands traits généraux communs à tous les hommes et à tous les peuples. De même que tous les êtres humains éprouvent les mêmes appétits matériels, qui sont une condition de la vie physique, tous aussi sont doués de certaines facultés immatérielles qui font partie de leur existence morale ; tous possèdent l’amour instinctif de la liberté et de la propriété, de la liberté, qui est l’image de la personne ; de la propriété, qui est l’expression de ses besoins. Les uns, par le hasard des circonstances, naissent, dans une condition libre, les autres dans la servitude, ceux-ci avec des biens dont ceux-là sont privés. Les premiers perdent par leurs vices ce que les seconds ont le mérite de créer ; mais tous sont heureux de la possession, tous souffrent de la privation de ces biens, tous en jouissent, les désirent ou les regrettent. Que l’égoïsme, fécond en illusions et en paradoxes, s’abuse sur ces vérités et les obscur-

  1. Tome Ier, p. 114. Il y a en Russie 61 millions d’habitans : les 9/10es sont Slaves, plus des deux tiers sont Slaves russes. Il y a en Russie 40 millions de Slaves russes, sans compter les Slaves polonais, lithuaniens, lettes, valaques et serbes.