Page:Revue des Deux Mondes - 1854 - tome 5.djvu/1189

Cette page a été validée par deux contributeurs.

ne crée pas, parce qu’elle lui est supérieure, la propriété pour la défense de laquelle, si petite qu’elle soit, toutes les puissances sociales et politiques sont mises en œuvre, voilà l’institution civilisée, voilà le progrès. Que la propriété soit distribuée en grandes terres et en grandes fermes comme en Angleterre ; qu’elle soit, comme en France, divisée par petits héritages et par fermes plus petites encore ; qu’elle consiste en domaines intermédiaires et moyens comme en Allemagne : peu importe, pourvu que son principe soit certain, son droit solide, sa possession individuelle.

En Russie, non-seulement ceux aux mains desquels se trouve la terre ne sont pas propriétaires, mais leur possession même est vaine parce qu’elle est sans titre et sans durée. Faut-il s’étonner maintenant si la population en Russie, loin d’être favorable à ce système de partage continuel, y soit profondément hostile ? S’étonnera-t-on si des hommes qui n’ont aucune idée juste de la propriété ne professent pour elle aucun respect, si, selon les termes mêmes de M. de Haxthausen, les liens de la propriété ne sont nulle part plus faibles qu’en Russie ? Faut-il être surpris si le serf cultive sans goût, sans ardeur, ce champ d’un jour ; s’il désire si vivement de le quitter, et si, à la différence du paysan français, que la terre ramène toujours à elle, le paysan russe, quand il s’en est éloigné, n’y revient jamais ? Comprend-on à présent pourquoi, sur cette terre où rien ne l’attache ni ne l’intéresse, il est saisi d’un profond dégoût, et tombe dans un complet désœuvrement ; comment enfin, lorsqu’il ne se réfugie pas dans les joies de la famille, son seul asile, il se précipite sans mesure ni frein dans tous les excès de l’ivrognerie, qui, selon M. de Haxthausen, est le vice commun des Russes[1] ? Enfin n’aperçoit-on pas comment, ne pouvant être sur le sol ni propriétaire, ni fermier, ni métayer, ni journalier à gages, il recherche la manufacture, dans laquelle il trouve du moins un salaire fixe et personnel, qui est déjà un commencement de propriété ?

Si j’avais à résumer sous une forme très générale la comparaison établie plus haut entre la société russe et celle des États-Unis, je dirais que dans celle-ci la distribution de la propriété et du capital est telle que les individus, en travaillant à la richesse publique, se procurent pour eux-mêmes la plus grande somme possible de jouissances et de bien-être, tandis qu’en Russie on ne saurait imaginer une quantité plus considérable de travailleurs misérables, créant plus péniblement une moindre somme de produits utiles. Cependant, si l’on en croit M. de Haxthausen, le principe de communauté ou de communisme sur lequel repose la propriété en Russie tiendrait à

  1. « L’ivrognerie est la peste de l’empire russe. » Tome II, p. 446.