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valle est absolument incertain, puisque le moment qui sépare un tirage de l’autre n’est jamais déterminé. Maintenant on se demande si c’est sérieusement que M. de Haxthausen place le paysan russe possesseur de cet usufruit précaire au-dessus du paysan français, propriétaire ou fermier, c’est-à-dire maître du sol, ou maître d’une possession dont la durée est certaine ! De quelle valeur peut être pour le paysan russe ce lot de terre que le sort lui attribue aujourd’hui, et que demain peut-être le sort lui reprendra ? Quel intérêt a-t-il à améliorer ce champ, qui, fécondé par son travail, passera au premier jour en d’autres mains ? De quelle sécurité peut jouir le cultivateur, incessamment placé sous la menace d’une nouvelle distribution des terres ? Non seulement le paysan russe n’est pas propriétaire, il n’est pas même usufruitier ; il n’a qu’une possession, la plus fragile et la plus précaire de toutes, celle qui dépend du caprice du sort provoqué par l’arbitraire de l’homme. Là où M. de Haxthausen ne voit que des propriétaires, je n’en aperçois pas un seul, et tandis qu’à ses yeux il n’y a pas de prolétaire en Russie, il me semble que tout le monde l’est. Je ne sais si les disciples de Fourier et de Saint-Simon seront très flattés de trouver leurs théories ainsi rapprochées de la civilisation russe. Je n’ai point à leur venir en aide contre cette confusion. Il m’est impossible cependant de voir rien qui ressemble à une association dans ce village et ces paysans russes cultivant chacun le champ distinct que le sort lui attribue, et dont chacun aussi recueille séparément les fruits. J’ajoute que dans le système de la commune russe il y a tout à la fois plus et moins que dans le communisme moderne. Il ne me paraît pas que nos communistes entendent que les lots partagés demeurent débiteurs d’une rente envers l’ancien propriétaire ; ils divisent entre eux le sol franc et libre de toute charge. Sous ce rapport, la condition des partageans est meilleure que dans la commune russe ; mais le paysan russe, si précaire que soit sa possession, a un lot personnel ; il a une possession individuelle que n’admet pas le communisme, et à ce point de vue la condition du communiste serait certainement pire que celle du paysan russe. En somme, le sort de l’un et de l’autre ne peut être que misérable.

Ce que M. de Haxthausen, d’accord en cela du reste avec beaucoup de nos révolutionnaires, appelle le dernier terme du progrès social est à mes yeux tout ce qu’il y a de plus rétrograde. La communauté ou l’instabilité du sol établie parmi les paysans russes, sous la forme de cette possession mobile et incertaine, est l’institution de tous les temps primitifs et de tous les peuples barbares : il n’y a rien de si vieux et de si arriéré. La propriété individuelle, la propriété stable, la propriété civile que le droit consacre et