Page:Revue des Deux Mondes - 1854 - tome 5.djvu/1180

Cette page a été validée par deux contributeurs.

c’est l’empereur. Je dois obéir à l’empereur ; mais lui n’est pas le maître qui vous commande directement : dans ma terre, je représente l’empereur ; je dois répondre de vous devant Dieu[1]. »

Quoi qu’il en soit, voilà le colon russe établi dans son village. Comment ce village lui-même s’est-il constitué ? Comme tout se constitue en Russie, par l’autorité, de même que tout se fait aux États-Unis par la liberté. Non-seulement les villes en Russie se forment par décret de l’empereur, mais les moindres villages se fondent de même, et ce n’est pas seulement l’emplacement primitif qui est ainsi désigné, l’autorité préside aux moindres détails d’exécution. » Il n’y a pas, dit M. de Haxthausen, de si petite construction communale (telle qu’une église élevée par souscription particulière) qui, pour être établie, n’ait besoin d’être approuvée par un comité résidant à Saint-Pétersbourg. Rien n’égale la régularité et l’uniformité de ces villages bâtis administrativement. Toutes les rues y sont admirablement alignées ; les maisons y sont placées à égale distance l’une de l’autre. De même, dans les villes, où il est rare que les maisons aient plus de deux étages, le plan de construction de la moindre maison d’une ville du gouvernement doit être envoyé à Saint-Pétersbourg, pour y être approuvé. » À la vérité, les rues de ces villes et de ces villages si bien alignés ne sont ni pavées ni macadamisées : c’est à peine si l’on y peut passer ; il est vrai aussi que les routes par lesquelles on y arrive sont pour la plupart impraticables, mais faut-il s’étonner beaucoup que ces pauvres gens, qui voient le gouvernement central décréter la forme et l’alignement de leurs maisons, s’imaginent que c’est à lui aussi qu’il appartient d’entretenir leurs rues et leurs chemins ? Il arrive au baron de Haxthausen d’exprimer à ce sujet un sentiment dont la naïveté m’a frappé : malgré son admiration pour les institutions russes, il lui est impossible de ne pas voir que les routes de Russie sont détestables, et son étonnement est extrême. «… Voyez, dit-il, l’Amérique du Nord, qui se trouve dans une situation géographique à peu près pareille, sans unité et sans cohésion, dénuée d’autre part des bienfaits que la volonté constante d’un monarque sait répandre, sur le pays qui lui appartient, abandonnée aux seules luttes des intérêts matériels. L’Amérique a prospéré et développé sa puissance, grâce aux innombrables chaussées et chemins de fer qu’elle a eu le bon esprit d’établir… » L’auteur des Études sur la Russie ne paraît pas soupçonner d’où a pu venir à l’Amérique ce bon esprit qui, outre sa prospérité générale, lui a donné d’excellentes voies de communication, ni d’où peut venir pour l’empire russe le mauvais génie qui l’en prive.

Ce n’est pas seulement sur l’aspect extérieur du pays, sur la forme

  1. M. de Haxthausen, tome II, p. 3.