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naturelle, c’est d’avoir épuré sa langue des imitations françaises et des vulgarités en l’élevant jusqu’à exprimer, sans cesser d’être elle-même, les émotions les plus douces et les plus vives de l’âme humaine. C’est ce qui fait la différence entre les morceaux de Jasmin écrits dans les premiers temps, de 1825 à 1835, — le Trois mai, le Charivari, — et cette tradition de gracieux poèmes qui a son point de départ dans les Souvenirs et qui s’est continuée par l’Aveugle de Castel-Cuillé (1836), Françounetto (1840), Marthe (1845), les Deux Jumeaux (1846), la Semaine d’un Fils (1849). — Après cela, à bout d’explications, demanderez-vous à Jasmin comment il s’est senti réellement poète, à quelle époque il a commencé de faire des vers ? Il vous répondra : « Je n’en sais rien, je ne me souviens pas d’avoir commencé. » Merveilleuse manière d’exprimer ce qu’il y a de spontané, d’insaisissable dans cette éclosion du sentiment poétique! On peut bien dire quand tel poème, quand tels vers ont été écrits ou ont vu le jour; mais l’inspiration elle-même! Il en est de la poésie comme de l’amour. Qui a pu noter jamais le moment où la flamme naît dans le cœur, où l’inspiration s’allume dans l’imagination ? S’il en était autrement, ce ne serait point la poésie, ce ne serait point l’amour; ce serait la versification, qui est à la poésie ce que la galanterie est à l’amour.

Quand nous disons qu’au moment où Jasmin commençait de se produire dans le midi, sa langue n’était plus écrite, et était par conséquent d’autant plus difficile à fixer de nouveau comme langue poétique, cet abandon même n’a-t-il pas contribué à développer un des côtés les plus saillans de cette souple et vive organisation ? Jasmin, on le sait, n’invente pas seulement ses poèmes, il les joue, c’est-à-dire il les récite avec un accent singulier qui va parfois jusqu’au pathétique. Qu’on voie là un souvenir des troubadours, il y a quelque chose de bien plus réel, il y a un trait curieux, un détail caractéristique de plus à l’origine. Jasmin venait de faire une romance langoureuse et tendre, — Me cal mouri, — Il me faut mourir, — qui avait eu du retentissement dans le midi; mais ce n’était qu’une édition orale encore. Peu après, il récite un autre petit morceau dans une réunion, et le journal d’Agen insère le morceau. Que fait alors le poète ? Le soir, il va rôder autour d’une maison voisine où il savait qu’on recevait le journal, et il se pose haletant sur le seuil, prêt à jouir de son triomphe. Mais, ô déception ! dès qu’on arrive au morceau, l’un déclare que c’est du latin; à ce mot, un érudit, se réveillant en sursaut, s’empare de la feuille et constate l’authenticité d’un incompréhensible patois. Le poète n’y tient plus et il entre, — c’était chez un horloger, — sous le spécieux prétexte de demander l’heure pour régler sa montre, bien que la montre, hélas! fût parfaitement absente.