Page:Revue des Deux Mondes - 1854 - tome 5.djvu/1159

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

l’Europe avait immédiatement évacué notre territoire ; elle s’était retirée sans réclamer aucun tribut en souvenir de ceux dont elle avait été si souvent frappée, et en nous laissant ces nombreux chefs-d’œuvre dont la précieuse conquête marquait la date de toutes nos victoires. Le respect qui couvrait alors la France ne manqua point au chef que celle-ci s’était donnée, et dont les rois avaient si longtemps salué la fortune et imploré la faveur. La position que le traité de Fontainebleau faisait à l’empereur après sa première abdication, celle que cet acte synallagmatique attribuait à sa famille, correspondaient aux sentimens les plus élevés et aux plus strictes convenances ; mais à la seconde invasion on avait cessé de nous respecter tout en continuant à nous craindre, et la loi du talion fut appliquée sans merci au pays qui avait eu le dangereux honneur d’imposer au monde les traités de Presbourg et de Tilsitt. Sous l’entraînement des mêmes idées et des mêmes passions, l’Europe, victorieuse à Waterloo, voulut à la fois se venger du passé sur l’homme qu’elle considérait alors comme son implacable ennemi, et garantir surtout la sécurité de l’avenir qu’une autre tentative pouvait si profondément troubler, lorsque tant de passions qu’on croyait éteintes venaient de révéler tout à coup leur indestructible vitalité.

Le précédent de l’île d’Elbe faisait écarter l’idée d’un établissement en Europe, en quelque lieu et sous quelque titre que ce fût, et les haines les plus implacables ayant elles-mêmes reculé devant l’odieuse extrémité d’un emprisonnement au sein d’une forteresse, on se trouva naturellement amené à rechercher une station lointaine, dans une situation sûre et sous un climat salubre, où l’on pourrait assurer au grand captif toute la liberté compatible avec la garde de sa personne, et où l’on s’efforcerait, autant que faire se pourrait, en lui accordant toutes les aisances matérielles de la vie, de respecter ses habitudes d’activité. Ce fut pour résoudre ce problème, véritablement insoluble au fond, que l’on choisit l’île de Sainte-Hélène, — Sainte-Hélène, pic de fer élevé au centre des océans, devenue l’effroi du monde depuis qu’elle a reçu la malédiction du prisonnier de l’Europe, mais qu’il était assez habituel avant cette époque de célébrer comme une sorte d’île de Calypso, digne d’avoir été le berceau de Vénus[1] ; possession coloniale quelquefois enviée par la France, et qui par une étrange bizarrerie du sort, dans un rapport adressé douze années auparavant au premier consul, était appelée un véritable paradis terrestre, où l’air était toujours pur, le soleil toujours serein, où la joie et la santé brillaient sur tous les visages[2].

  1. Voyage de M. Bory de Saint-Vincent, Paris 1804.
  2. Pictorial History of England, vol. 4, citée par M. William Forsyth.