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jour même, lord Byron et Grimaldi se trouvèrent voisins de table, Le pauvre comédien avait été prévenu d’avance par le maître de la maison[1] qu’il avait affaire à un convive très susceptible sur le chapitre de la courtoisie. Il n’osa rien refuser de ce que lui offrait l’auteur de Lara. Or, comme on le devine, ce n’était là qu’une petite mystification organisée contre notre joyeux clown, qui, d’exigences en exigences, se vit réduit à mettre du soy sur un morceau de tarte aux pommes. Après cela cependant, Grimaldi jugea que la civilité n’exigeait rien de plus, même d’un histrion admis en si noble compagnie, et ses respectueuses formules d’excuses, acceptées avec bonté par le poète, complétèrent la comédie que tous deux venaient de jouer à la grande satisfaction du reste des convives[2].

Devenu aussi populaire qu’un mime le fut jamais, chanté en excellens vers par James Smith, l’un des plus charmans causeurs des trois royaumes et le poète qui savait le mieux parodier tous ses confrères en Apollon, Grimaldi voyait cependant la vieillesse approcher avec son terrible cortège d’infirmités et de chagrins. Les plus poignans lui vinrent de son fils, dont il avait cultivé de bonne heure les remarquables dispositions, et qu’il croyait appelé à perpétuer la gloire toute spéciale du nom de Grimaldi. Cet enfant, d’une grâce et d’une vivacité rares, débuta sous ses auspices par le rôle de Vendredi dans un ballet intitulé Robinson Crusoë, où Grimaldi représentait le principal personnage. Tous deux furent couverts d’applaudissemens, que répétèrent les échos de la presse quotidienne ; mais bien peu d’années après, en 1822 et 1823, le pauvre clown, dont la santé déclinait à vue d’œil, sans que l’état de ses affaires lui permit de prendre le repos qui seul pouvait la rétablir, put comprendre que sa vieillesse allait manquer de secours et d’appui : son fils, admis à le remplacer dans la troupe de Covent-Garden, donna tout à coup dans les plus tristes excès. Il parait que ce malheureux jeune homme, arrêté une nuit avec quelques compagnons d’ivresse, avait voulu résister aux watchmen, et qu’il avait reçu sur la tête un coup violent de ce petit bâton (truncheon) qui est en Angleterre l’arme ordinaire des agens de police. Sa blessure eut des conséquences terribles : elle détermina chez lui des attaques d’épilepsie, qui peu à peu détruisirent sa

  1. Le colonel Berkeley, maintenant lord Segrave.
  2. « Byron aimait à causer avec Grimaldi… Souvent il l’attendit des heures entières, appuyé contre une coulisse, pour reprendre l’entretien interrompu par quelque nécessité scénique… Avant de partir pour la Grèce, il lui laissa une tabatière d’argent du plus beau travail, sur laquelle était graver cette inscription : ''The gift of lord Byron to J. Grimaldi. De plus, à tous les bénéfices de Grimaldi, celui-ci avait ordre d’envoyer un billet de loge chez lord Byron, qui le payait 5 livres sterling (125 francs). » (Memoirs of J. Grimaldi, p. 272.)