Page:Revue des Deux Mondes - 1854 - tome 5.djvu/114

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

sont les Souvenirs qui le montrent enfant gai et déjà songeur par momens, insouciant et impressionnable à la fois, menant cette simple vie populaire, allant l’été dans les illots faire sa brassée de bois enchantant la romance, l’Agneau que tu m’as donné; l’hiver, allant à la veillée, au milieu des fileuses, à la lumière d’un vieux lampion, entendre «les contes vieux qu’une vieille disait. » Seulement, à côté de chacune de ces allégresses de l’enfance, la misère est là. Une fois, tandis que Jasmin joue avec d’autres enfans et qu’il est roi, — roi en chapeau de papier gris, — au milieu de la bande joyeuse tombe un sinistre convoi, c’est celui de son grand-père qu’on porte à l’hôpital. Quel contraste plus vrai, plus naïf et plus émouvant que celui de cet enfant qui est roi et de ce vieillard qui s’en va vers la demeure des pauvres en disant : « C’est là que les Jasmin meurent !» Une autre fois, dans la maison, l’heure du dîner est venue, l’appétit est prêt à coup sûr, mais il n’y a point de pain ; la mère pleine d’angoisses sort tout à coup, revient bientôt avec le pain attendu, et l’enfant attentif s’aperçoit qu’elle n’a plus au doigt son anneau d’épouse. Mais Jasmin a-t-il tout dit dans ses Souvenirs ? N’a-t-il point réservé plus d’un de ces épisodes où se peint ce mélange de vivacité et d’attendrissement, et qu’il raconte encore volontiers, — qui ne sont rien par eux-mêmes, et sont tout par l’expression.

Supposez donc que Jasmin a treize ou quatorze ans. Tous les soirs, dans le quartier, il court aux réunions des enfans de son âge, et il est le roi de ces réunions ; il a appris à lire et à écrire ; il raconte des histoires sans que la mémoire lui fasse défaut, et si elle lui manque, il ne continue pas moins l’histoire à sa guise. Il n’est plus enfant déjà pourtant, et il sent s’allumer en lui les flammes de l’adolescence ; aussi une jeune fille de ces réunions occupe-t-elle une certaine place dans ses rêves naissans. On va vite dans la vie populaire et même ailleurs, et bientôt entre les deux enfans il n’est question de rien moins que de se marier. Mais quoi ! la jeune fille est riche, c’est-à-dire que sa mère fait un petit commerce, et elle est la demoiselle du quartier. En attendant, les beaux soirs passent. Un seul jour de la semaine. Jasmin manque d’habitude aux réunions familières. Ces absences suffisent pour éveiller les soupçons, surtout de la jeune fille, et on décide de surveiller et de surprendre le délinquant. On le suit en effet un soir tandis qu’il se hâte dans un quartier voisin ; il tombe tout à coup au milieu de la troupe bruyante qui s’empare de lui, et que voit-on glisser de dessous son habit, à la clarté de la lune ? Un morceau de pain. Toute la troupe aussitôt se tait. On s’aperçoit qu’il y a là quelque mystère de pauvreté et d’aumône ; la jeune fille elle-même rougit. C’est qu’en effet tous les vendredis l’enfant allait, la nuit venue, frapper à la porte de deux sœurs du quartier.