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dépouiller un homme dont, mieux que personne, il devait connaître les ressources pécuniaires, il n’y a véritablement pas bien loin. C’était là, du reste, l’idée qui, en définitive, avait pris le plus de consistance chez les parens du défunt.

Cette historiette nous a peut-être mené un peu loin ; mais elle appartient à cette classe de faits, en assez petit nombre, où la réalité absolument authentique le dispute aux plus fantastiques créations de la pensée. Ce frère perdu, retrouvé, reperdu à l’instant même, cette course haletante d’un pauvre clown, à peine sorti de la scène, par une sombre nuit de novembre, après une sorte de fantôme que chacun semble lui montrer du doigt, et qui disparaît, insaisissable, d’abord dans les ténèbres des rues, puis dans les sombres profondeurs de l’inconnu, — cette énigme insoluble qui ouvre une interminable voie aux conjectures les plus tragiques, — enfin cet épisode de sang et de deuil jeté à travers l’existence factice d’un pauvre diable condamné à gambader et à se tordre pour le bon plaisir du public compose un récit où Dickens s’est évidemment complu, et pour lequel Hoffmann se fût passionné.

L’histoire des « six gentlemen mystérieux et des six dames inconnues » est d’un ordre moins poétique, mais elle ne manque ni de singularité ni de moralité. Grimaldi, lié par des circonstances fortuites avec un personnage du nom de Mackintosh, est invité par celui-ci à souper chez des amis. Acceptée avec quelque difficulté, cette invitation le met en relations avec douze individus, six hommes et six femmes, toujours les mêmes, qu’il trouvait réunis, le soir, de temps en temps, pour faire ensemble des repas splendides. Habits, ameublement, service, livrées, tout annonçait chez eux l’opulence et le goût du faste. Leurs noms un peu roturiers contrastaient, il est vrai, avec ce déploiement d’élégance ; mais comme du reste rien de trop marqué ne signalait ces nouvelles connaissances aux soupçons de Grimaldi, l’honnête clown put bientôt se faire une douce habitude de ces excellens soupers, où sa femme finit, elle aussi, par être priée. Néanmoins, après quelques mois qui cimentent ces liaisons de fraîche date, arrive l’heure du désenchantement. Un beau matin, Grimaldi reçoit la visite d’un avocat distingué qui vient, à domicile, l’interroger sur faits et articles. Il s’agit d’établir un alibi en faveur de Mackintosh, accusé d’avoir enlevé à la malle-poste un bloc de 3,500 livres sterl. en billets de banque escomptés ensuite à l’aide de fausses signatures. Mackintosh est évidemment innocent de ce vol, puisque, le soir même où il aurait dû le commettre, il soupait chez leurs amis communs avec M. et Mme Grimaldi ; mais il est à bon droit soupçonné de plusieurs autres. Lui-même en fait humblement l’aveu à Grimaldi, et lui donne, sur les six couples avec lesquels il l’a mis en rapport,