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Charles Dickens a pu le mieux se donner carrière. Aussi ne ferons-nous qu’abréger son récit.

C’était un soir du mois de novembre 1803. Grimaldi jouait à Drury-Lane. Le régisseur venait de l’appeler, et, du foyer des comédiens [green room), il se dirigeait vers la scène, lorsqu’un messager le vint prévenir que deux gentlemen l’attendaient à la sortie du théâtre. Craignant de manquer son entrée, Joe les fit prier de l’attendre jusqu’à la fin de l’acte. Il jouait ce soir-là le rôle d’Aminabad dans la comédie intitulée : A bold Slroke for a Wife. Aussitôt après avoir quitté la scène, Grimaldi descendit en toute hâte, et, sur sa demande, on lui désigna les deux étrangers qui désiraient l’entretenir. L’un d’eux, à ces mots : Voici M. Grimaldi, qui l’a fait, appeler ? se retourna brusquement et vint à lui. Sa figure était celle d’un homme que les fatigues ont vieilli avant l’âge ; son costume, celui que les élégans portaient alors pour le soir, — un habit bleu à boutons dorés, un gilet blanc, des pantalons collans, — et il tenait un petit jonc à pomme d’or. — Joe, mon garçon, s’écria cet inconnu dont la voix annonçait une certaine émotion, comment allons-nous, mon vieux ?

Abasourdi de tant de familiarité chez un homme dont la figure lui était absolument inconnue, Grimaldi répondit, après une pause, qu’il ne croyait pas avoir l’honneur…

— L’honneur ? interrompit son interlocuteur avec un grand éclat de rire. L’honneur est fort joli, n’est-il pas vrai ? continua-t-il, s’adressant à son compagnon, qui sembla tout disposé à partager sa gaieté. Grimaldi commençait à croire qu’on le prenait pour le plastron de quelque mystification offensante, et il allait se fâcher pour tout de bon, lorsque, d’une voix plus émue encore : — Voyons, Joe, reprit l’inconnu, cette fois, ne me remettrez-vous pas ?

En disant ces mots, il s’était rapproché, avait entr’ouvert sa chemise, et montrait à Joe, sur sa poitrine, la cicatrice d’une blessure parfaitement connue. C’était bien John, qui venait ainsi retrouver son frère aîné. L’émotion fut grande de part et d’autre. Les deux frères, si longtemps séparés, s’embrassèrent en pleurant. Après la première effusion, et lorsqu’il fut un peu revenu de sa surprise : « Montez là-haut avec moi, dit Grimaldi ; vous y trouverez M. Wroughton, notre ancien directeur… celui qui nous avait avancé de quoi vous équiper… Il sera charmé de vous revoir… » Et John s’élançait déjà sur les traces de son frère, lorsque son compagnon prit la parole : — Ainsi donc, dit-il, je n’ai plus qu’à vous souhaiter une bonne nuit… John redescendit quelques marches pour lui serrer la main : bonne nuit, bonne nuit… répétait-il machinalement. Du reste, ajouta-t-il, je vous reverrai demain matin. — Oui, reprit l’autre ; à dix heures. Ne manquez pas. — A dix heures précises, comptez sur moi, reprit