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et nous ne serions pas assuré de leur inspirer une très vive admiration en leur racontant les tours de force exécutés soit par Joe lui-même, soit par ses dignes émules, Durante, Bois-Maison, M. et miss Richer, le Petit-Diable, la Belle-Espagnole et tutti quanti. Il en est cependant de notables, comme le début de miss Richer sur deux fils de fer lâches, franchissant un cerceau avec une pyramide de verres en équilibre sur sa tête, ou la prodigieuse culbute de Paulo Rédigé (le Petit-Diable) par-dessus deux cavaliers ayant chacun sur la tête une bougie allumée, mais encore un coup, ce n’est pas notre affaire, et dans l’histoire de Grimaldi ce n’est pas le clown que nous cherchons, c’est l’homme tel qu’il pouvait se retrouver dans ces conditions de vie si parfaitement excentriques.

Or cet homme était tout simplement un être naïf et bon, absorbé par son rude métier, et ne laissant que peu ou point de prise aux influences corruptrices de cette carrière exceptionnelle. Nous voyons par exemple que sa camarade, mistress Jerdan, la plus belle comédienne du temps, lui avait inspiré un sentiment de très vive admiration ; mais imagineriez-vous comment se traduisait cet entraînement si naturel chez un jeune homme de dix-huit à vingt ans ? Pour la rareté du fait, nous l’allons dire. Entre une représentation et la suivante, Joe, sorti du théâtre dans un état de lassitude aisé à concevoir, partait à pied, au milieu de la nuit, pour Dartford, à quinze milles de Londres. Il arrivait à la pointe du jour chez un ami, déjeunait en toute hâte, se mettait en chasse immédiatement après, et retournait à Londres de manière à pouvoir entrer en scène sur les six heures du soir. Il avait donc, presque sans un instant de repos, fait à pied huit lieues de route, et chassé de plus quatre ou cinq heures, le tout pour rapporter à mistress Jordan, qui faisait des collections entomologiques, quelques papillons bleus d’une espèce particulière. L’avait-il vue lui sourire ? sa peine était amplement payée, et après quelques jours, pour le même salaire, il endurait les mêmes fatigues. Est-il rien de plus piquant et de plus touchant à la fois que cette historiette naïve jetée tout à travers la scandaleuse chronique de Drury-Lane ? Et les papillons bleus de Dartford ne font-ils pas une étrange figure parmi ces héros du tremplin et du balancier, ces baladins barbouilles de craie, ces arlequins bariolés, ces clowns disloqués aux grosses lèvres de pourpre ?

Le mariage de Grimaldi avec la fille de M. Hughes, le directeur de Sadler’s Well, est une idylle dans le même goût que celle de ces gentils papillons. Rien ne manque à ce petit roman conjugal de ce qui nous charme dans les pastorales allemandes d’Auguste Lafontaine ou de Jeremias Gotthelf : le jeune amoureux tremblant, que la moindre allusion fait rougir, et qui n’osant parler, confie au papier ses