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habitude du commandement militaire lui rendait difficile de rétablir avec le trône tous les contre-poids, toutes les résistances inséparables en Angleterre du pouvoir royal, il savait que toute sa force résidait dans l’année, et l’année ne voulait pas de roi. Une république guerrière ou le pouvoir absolu d’un chef, avec les apparences de l’égalité démocratique, telles étaient les deux seules formes de gouvernement entre lesquelles se partageaient les saints, les agneaux du Seigneur, ces soldats austères et durs, exaltés comme la mysticité, ombrageux comme la république, impitoyables comme le fanatisme, oppressifs comme la tyrannie. Cromwell obéit à la nécessité. Un conseil d’état fut composé de douze membres en l’honneur des apôtres : huit officiers et quatre légistes. Le lord-général y siégea en treizième comme lord président. Ce conseil choisit une convention de cent trente-neuf représentans des trois royaumes et du pays de Galles, et l’on dit au peuple que c’était le parlement.

Mais c’est ici qu’il faut apprendre à connaître la nation anglaise, ou du moins à mesurer la puissance des traditions constitutionnelles chez un peuple qui a le bonheur de croire à la liberté par ses souvenirs plus que par ses espérances. L’histoire avoue que le gouvernement de Cromwell fut absolu, et l’histoire ne trompe pas. Peu d’hommes ont été plus obéis. On ajoute que son despotisme habile, inflexible dans ses volontés, modéré dans ses exigences, glorieux au dehors, tint la nation dans une soumission calme qui n’eut pas toutes les amertumes de la servitude, et il y a des traits de vérité dans cette peinture de son règne. Cependant il faut ajouter et l’on oublie que la nation, en ce qui touche ses droits politiques, ne se soumit pas, ne se soumit jamais : la révolte, la guerre civile lui étaient impossibles ou odieuses ; l’administration était dure plus que vexatoire : de gré ou de force, elle obéit à l’administration ; mais dans le cercle où elle put exercer ou réclamer ses droits, elle les exerça ou les réclama ; toutes les fois qu’elle put légalement résister, elle résista. Ni les assemblées, ni les élections ne furent illusoires ou serviles. Comme la vie meut encore les tronçons de certains corps organisés, jusque dans les débris des institutions subsista l’esprit parlementaire. Il anima ces restes mutilés. Cromwell réunit jusqu’à trois assemblées différentes ; toutes prirent tôt ou tard les allures d’une chambre des communes, et il ne put vivre un an de suite avec aucune.

En tout, il faut se défendre de la séduction que l’alliance de la force, du génie et de la fortune exerce sur l’imagination des écrivains. Ils croient faire preuve de sagacité politique en se prosternant d’admiration devant l’habileté heureuse et prouver la grandeur de leur propre intelligence en se rangeant du côté des grands hommes. On dirait qu’ils les égalent en les interprétant. Des esprits doués de l’indépendance