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n’y aurait pas quarante mille insurgés debout, comme on l’a dit, ce ne serait pas moins le côté le plus délicat et le plus grave peut-être de la crise présente, et ce n’est que par la plus extrême bonne foi, par la loyauté de son action, que l’Europe peut en triompher. En prêtant son appui à l’empire ottoman, l’Europe n’a point caché qu’à ses yeux un des élémens essentiels du règlement futur des affaires de l’Orient, c’était une amélioration dans l’état des chrétiens orientaux, dans leur vie religieuse comme dans leur vie civile et politique. Une dépêche de M. le ministre des affaires étrangères à notre représentant à Berlin en fait une des conditions du concours de la France, tout récemment, lord Clarendon, dans le parlement anglais, reproduisait le même engagement. Ainsi l’Europe n’a point été la dernière à prendre en main l’intérêt des populations orientales, et ce qu’il faut ajouter, c’est que le gouvernement turc ne s’est nullement refusé à cette pensée ; mais en même temps qu’elle fait entrer dans les plans de sa politique une amélioration sérieuse de l’état des populations chrétiennes, l’Europe a bien le droit sans doute de ne point asservir son intérêt à tous les entraînemens de ces populations. Ce qui arrivera d’un empire chrétien, c’est le secret de l’avenir et point l’objet de la politique actuelle, qui ne peut se servir que des élémens qu’elle trouve.

Pour le moment, il s’agit de régler la situation de l’Orient, d’assurer son indépendance contre la Russie et de faire sortir de cette crise quelque bienfait pour la civilisation et pour l’humanité. C’est dans cette œuvre que l’Europe a le droit de ne point mesurer son action à toutes les espérances. S’il y a dans les populations grecques des sentimens généreux en principe, des instincts légitimes, il y a aussi un point au-delà duquel ces instincts et ces sentimens iraient droit contre leur but : ce serait s’ils se mettaient en contradiction avec la politique occidentale. Qu’en résulterait-il ? c’est que, s’il y avait un Navarin, s’il était même possible, il ne serait point probablement en faveur des insurgés de l’Epire. Ce qui est vrai des populations grecques de la Turquie est bien plus vrai de la Grèce proprement dite, qui, comme état indépendant, a des devoirs plus précis. Le royaume grec ne saurait oublier qu’il a été constitué et garanti par trois puissances, dont deux sont la France et l’Angleterre. Il en résulte qu’une stricte neutralité est aujourd’hui pour lui une obligation plus particulière. Évidemment le gouvernement grec peut ressentir des sympathies pour ses coreligionnaires de la Turquie, on peut au théâtre éclater en applaudissemens aux seuls mots de Byzance ; mais ce n’est point là une politique. Le cabinet d’Athènes obéit sans doute à des impulsions plus sages et surtout plus pratiqués. La Grèce se rattache à l’Occident par trop de liens, sans compter les obligations légales et matérielles, pour songer à jeter dans la balance le poids de quelques illusions d’un patriotisme inopportun. Se mêler à la lutte qui commence, ce serait, pour le gouvernement grec, prendre un parti entre les états occidentaux qui ont garanti son existence, — et prendre parti pour l’un sous une forme quelconque, ce serait délier les autres de leurs engagement. Voilà pourquoi, si nous croyons à une certaine émotion publique, nous ne croyons pas à un dessein politique arrêté, calculé. Quelque grave que soit donc cet élément nouveau dans les affaires d’Orient, il ne détournera point sans doute l’Europe