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dans l’Occident. On sait ce qu’il en a été. On a vu comment, engagée imprudemment peut-être au début dans cette lutte, la Russie s’y est enfoncée par obstination, mêlant une incontestable audace à la ruse, essayant de frapper un grand coup à Constantinople, et entretenant les illusions de l’Europe par des assurances démenties à l’instant même. Faut-il une preuve de la duplicité de cette politique ? Elle est tout entière dans un simple, rapprochement qui résulte des pièces diplomatiques. Le 14 mai 1853, M. de Nesselrode, à Saint-Pétorebourg, déclarait encore que tout était fini. Or pendant ce temps que faisait le prince Menchikof à Constantinople ? Il posait un ultimatum impérieux ; il déclarait sa mission terminée le 18 mai, et le 21 il quittait Constantinople. Ainsi il en a été depuis l’origine jusqu’au moment où, changeant de langage sans quitter la voie des subterfuges, la Russie a dû se dire en butte à une pression exagérée de l’Europe. Est-ce la pression de l’Europe cependant qui amenait l’ultimatum du prime Menchikof ? Est-ce par l’envoi des flottes à Besika, envoi ordonné et notifié le 2 juin, que s’explique l’invasion des principautés, annoncée le 31 mai par M. de Nesselrode dans sa lettre à Rechid-Pacha ? Est-ce la présence de nos vaisseaux dans le Bosphore qui a pu provoquer l’attaque de Sinope ? Et pour tout dire, la pression de l’Europe s’était-elle exercée à un degré quelconque, lorsque, l’envoi du prince Menchikof à Constantinople coïncidait avec les préparatifs militaires sur le Pruth et les arméniens dans les ports russes de la Mer-Noire ? Comment s’explique cette étrange conduite du gouvernement russe ? Il faut tenir compte sans doute de la terrible logique d’une politique ambitieuse ; mais n’est-il pas aussi permis de penser que le tsar a mal calculé, et ne s’est point fait une idée exacte de l’état de l’Europe ? il a trop multiplié les yeux de sa diplomatie, d’une diplomatie peu officielle peut-être, qui lui a fait voir ce qu’elle voyait elle-même indubitablement, et non ce qui était. Il a trop cru au pouvoir d’une habileté vulgaire pour entretenir des incompatibilités d’humeurs et d’intérêts entre les gouvernemens. Ne l’a-t-on pas vu, jusqu’au dernier instant, essayer de se glisser à travers les moindres divergences qui pouvaient se manifester entre l’Angleterre et la France ? Et finalement, qu’a donc gagné la Russie dans ce jeu périlleux qui vient se dénouer par la guerre ? Elle y a gagné de voir son crédit sur le continent pour longtemps compromis, l’ensemble de ses rapports et de sa politique avec l’Orient remis en doute tous les traités conquis sur la Turquie depuis un siècle virtuellement abrogés. De toutes les questions qui ont pu s’agiter depuis un an, il n’en reste plus qu’une debout, celle de savoir si, dans une affaire comme le règlement de l’étal de l’Orient, le droit de décider souverainement appartient à une seule puissance ou à l’Europe entière, — et ce droit, il est aujourd’hui au bout de l’épée de la France et de l’Angleterre aussi bien qu’au bout de l’épée de la Russie.

C’est donc là une phase nettement dessinée et caractéristique des affaires d’Orient, — la phase de l’action après celle des négociations infructueuses. Pour les puissances occidentales, le point de départ et le but, c’est le maintien de l’équilibre et de la sécurité de l’Europe, identifiés aujourd’hui avec l’indépendance de l’empire ottoman. Maintenant les faits les plus récens ne peuvent que se coordonner à la donnée principale de cette situation, qui vient d’éclater dans toute sa gravité. La lettre de l’empereur des Français au