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qu’il atteigne le relief, la couleur et la vie, peu lui importe par quels moyens il arrive au but qu’il se propose. Rhythmes agaçans et compliqués, harmonie âpre et mordante, modulations étranges et nombreuses, instrumentation sonore qui renferme les plus grands contrastes et les oppositions les plus saisissantes, il ne dédaigne aucun artifice pour arriver à ce succès qu’il aime tant et qu’il obtient envers et contre tous. Sans doute l’art de Meyerbeer n’est pas cet art suprême qui se sent et ne se voit pas dans les chefs-d’œuvre de l’esprit humain ; il se montre au contraire très ostensiblement dans Robert, dans les Huguenots et dans le Prophète. On le voit agir et soulever les masses chorales comme les cyclopes de la fable soulevaient les rochers de leurs mains gigantesques. Telles sont encore les qualités et les défauts qui distinguent l’Étoile du Nord, œuvre pleine de charme et de force, qui vivra, qu’il faut applaudir, mais non pas imiter, car cette imitation serait l’altération de l’art et la perte de l’école française.

Oui, cher et glorieux maître, il faut vous admirer, mais non pas vous imiter. Vous êtes un grand compositeur dramatique, une individualité puissante ; mais la voie que vous vous êtes frayée est une voie dangereuse qui ne mène point au paradis. Savez-vous quelle serait votre postérité dans l’art, si vous pouviez en laisser une ? Les Richard Wagner et leurs émules. Vous vous indignez à ces noms de musiciens barbares qui font les délices des étudians de Leipzig ; mais vous ne seriez point le premier chef d’école qui aurait repoussé loin de lui ses enfans spirituels, car Byron et Chateaubriand ont toujours méconnu avec raison les poètes matérialistes qui se disaient leurs disciples. C’est qu’il y a des génies bienheureux, des génies spontanés et doués de la grâce, qui ne cherchent que la vérité ornée, choisie, et qui seuls peuvent laisser une école féconde qui soit digne de leur nom, comme Raphaël, le Corrège, Mozart, Cimarosa et Rossini, tandis qu’il y en a d’autres qui portent sur le front le signe de la révolte, et de l’audace, et qui veulent la domination, à quelque prix que ce soit. Des génies superbes, tels que Dante, Michel-Ange, Shakspeare et Beethoven, doivent vivre solitaires et sans famille, et ne laisser dans l’histoire qu’un nom immortel. Voilà pourquoi, je le répète, cher et illustre maître, il faut vous admirer et non pas vous imiter.

Et maintenant que l’Étoile du Nord fera probablement le tour de l’Europe, parce que, malgré nos critiques et nos réserves, il s’y trouve, comme dans Robert, dans les Huguenots et dans le Prophète, une qualité saillante qui fait excuser bien des défauts, la vie, — rassurons-nous cependant sur l’avenir. Monsigny, Grétry, Dalayrac, Méhul, Boïeldieu, Hérold, Auber, à vous, maîtres charmans, musiciens faciles et touchans, qui avez illustré la France, n’ayez pas peur du grand magicien qui vient d’envahir tout à coup votre modeste domaine : il ne vous fera pas oublier ! Ce puissant forgeron de morceaux d’ensemble, qui entasse Ossa sur Pélion pour escalader le ciel, vous ressemble plus que vous ne le croyez dans les parties qui survivront à ses efforts. Il est comme vous un peintre de la réalité et de la vie plutôt qu’un poète de l’idéal et de la beauté. Quant à l’Étoile du Nord, la postérité, croyez-le bien, ne la placera pas au même rang que vos plus beaux chefs-d’œuvre, parce que, dans la hiérarchie des créations de l’esprit humain, le Jugement dernier est au-dessous de la Transfiguration.


P. SCUDO.