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de la conférence : elle tint à montrer au monde, avec une audacieuse ironie, que les cabinets européens avaient, durant plusieurs semaines, accompli cette tâche étrange de travailler à lui assurer en fait les injustes privilèges qu’ils avaient tous l’intention de lui refuser[1]. La Russie parut regretter un moment la téméraire satisfaction que s’était donnée dans son commentaire M. de Nesselrode. Elle inspira ce que l’on a appelé les propositions d’Olmütz ; mais ce ne fut point une concession de sa part : les propositions d’Olmütz, c’était la note de Vienne, sans les amendemens de la Porte, mais qui aurait été expliquée par la conférence dans le sens le plus favorable à l’indépendance du sultan. Cet arrangement n’eût été acceptable que si préalablement M. de Nesselrode eût rétracté son commentaire. L’explication de M. de Nesselrode subsistant, l’acte de la conférence serait entré dans le droit public européen, escorté de deux gloses contradictoires. Un pareil expédient aurait eu quelque chose de frauduleux ; ce n’était pas une paix solide qu’il eût portée dans son sein, il n’eût pu être qu’un instrument de chicane, et il n’était pas digne des grands gouvernemens de s’y associer[2]. Il fallut donc

  1. Pour comprendre à quel point t’analyse des modifications de la Porte présentée par M. de Nesselrode dut embarrasser les gouvernemens français et anglais, il faut lire une dépêche du 10 septembre adressée par lord Clarendon à lord Stratfort (part II, n° 88). Le commentaire Nesselrode n’était point encore connu. Lord Clarendon voulait amener la Porte à accepter purement et simplement la note de Vienne. Il écrivit à lord Stratford, pour être communiquée à Rechid-Pacha, une très longue dépêche où le sens de la note était discuté et expliqué dans le sens des modifications turques. Or ce sont précisément ces explications et ces interprétations, destinées à obtenir pour la note de Vienne le consentement de la Porte, que le commentaire Nesselrode vint nier, contredire et détruire. Après l’explication russe, la France et l’Angleterre ne pouvaient plus, avec consistance et bonne foi, insister auprès de la Porte pour obtenir son acceptation.
  2. Le comte de Buol, à Olmütz, aurait voulu complètement abandonner la note de Vienne, mais il rencontra chez M. de Nesselrode une répugnance invincible à se départir de cette base. M. de Buol imagina donc de conserver la note de Vienne, de presser la Turquie de l’accepter, mais d’adresser en même temps à la Porte une note signée par les quatre puissances dont la substance eût été à peu près ceci : « Les représentans des quatre puissances, après avoir reçu la promesse de la Porte qu’elle signera dans sa forme originale la note de Vienne, sont prêts à fournir à la Turquie une déclaration basée sur les assurances de sa majesté l’empereur de Russie, portant que sa majesté ne demande qu’une garantie générale des immunités déjà accordées à l’église grecque, et ne veut rien qui pût porter préjudice à l’indépendance et aux droits du sultan, ou qui impliquât le désir de s’ingérer dans les affaires intérieures de la Porte, etc. »
    Les objections que soulevait l’expédient de M. de Buol sont très finement présentées dans une dépêche de lord Cowley qui mérite d’être citée (4 octobre, part II, n° 124). On verra aussi dans cette dépêche l’empressement avec lequel le gouvernement français accueillait tout ce qui avait l’apparence d’un moyen d’arrangement et d’une espérance de paix :
    « Dimanche, M. de Hubner a fait à M. Drouyn de Lhuys la communication attendue. Il a laissé à son excellence des copies de la note que les représentans des quatre puissances à Constantinople seraient chargés d’adresser à la Porte, et de la dépêche où le comte de Buol presse le gouvernement français d’adopter cette marche… M. Drouyn de Lhuys a dit à M. de Hübner qu’il bornerait pour le moment sa réponse officielle à la promesse d’examiner attentivement la proposition, avec le sincère désir d’y trouver la solution des difficultés actuelles de la question d’Orient ; qu’avant d’en dire plus, il devait prendre les ordres de l’empereur, et connaître l’impression que la communication d’Olmütz aurait faite sur le gouvernement britannique.
    « M. Drouyn de Lhuys vit l’empereur le même jour. Le lendemain matin (hier). M. de Hübner se rendit encore chez son excellence ; il lui fut dit qu’aucune décision ne serait prise par le gouvernement français jusqu’à ce que le gouvernement de sa majesté britannique ait été consulté.
    « Je vis M. Drouyn de Lhuys plus tard dans la journée ; il me lut les communications d’Olmütz, et me rapporta ce qui s’était passé entre lui et M. de Hübner. Il me dit alors que l’empereur inclinait à regarder favorablement la déclaration proposée ; que sa majesté pensait qu’elle gardait les points sur lesquels les gouvernemens français et anglais avaient le plus insisté, savoir la non-ingérence de la Russie dans les affaires intérieures de la Turquie, ou tout droit revendiqué par la Russie d’obtenir pour les Grecs d’autres privilèges que ceux dont jouissent ou pourraient être appelées à jouir les autres communautés chrétiennes sujettes de la Porte ; que sa majesté avait voulu qu’une communication fût faite dans ce sens au comte Walewski, qui aurait en même temps pour instruction de demander à votre seigneurie, si, dans votre opinion, il y aurait des objections à la déclaration proposée qui eussent échappé au gouvernement français, d’avoir la bonté de les lui indiquer.
    « M. Drouyn de Lhuys me demanda naturellement alors ce que je pensais de la proposition. Je répondis que n’ayant point encore connaissance de l’impression qu’elle avait produite sur mon gouvernement, aucune observation de ma part ne devait être prise comme ayant un caractère officiel.
    « Il y a, dis-je, plusieurs points à considérer : la nature de la déclaration, la valeur qu’elle a, et, supposé que ces points soient résolus d’une manière satisfaisante, le moment et la façon de la faire connaître à la Porte. Par rapport à la nature de la déclaration, il me semble qu’on nous demande de donner comme venant de la Russie des assurances dont nous n’avons pas connaissance officielle, tandis qu’on a pris grand soin de nous faire connaître officiellement un document d’un caractère et d’un sens bien différens. En fait, la déclaration nous donnerait plutôt le rôle d’avocats de la Russie que celui d’amis de la Porte. » Lord Cowley critiquait ici la valeur des termes de cette question, puis il reprenait : « Mais maintenant vient cette question : la Porte, après tout ce qui est arrivé et connaissant, comme les ministres turcs doivent certainement la connaître, l’interprétation donnée par le comte de Nesselrode à la note de Vienne, la Porte se contentera-t-elle de cette déclaration de la part de la conférence ? Et si elle ne s’en contente pas, jusqu’à quel point les deux gouvernemens sont-ils disposés à combattre les objections continuées de la Porte à signer la note de Vienne ? Je suis certain, dis-je, que le gouvernement de sa majesté n’ira pas aussi loin que le recommande le comte de Buol, et qu’il n’abandonnera pas la Porte à sa destinée parce qu’elle maintiendra son droit à avoir une opinion indépendante touchant un engagement aussi important que celui qu’on veut lui faire souscrire. Je demandai à M. Drouyn de Lhuys si l’empereur avait considéré ce côté de la question et la position où se trouveraient les deux gouvernemens, si, avec leurs flottes à Constantinople, ils pesaient sur la Porte pour lui faire accepter la note de Vienne, que la Porte persistât dans son refus, et que la guerre en fût la conséquence ?
    « M. Drouyn de Lhuys répondit qu’il n’avait pas posé catégoriquement la question à l’empereur, mais qu’il était convaincu (et il l’avait dit à M. de Hübner) que la France n’abandonnerait pas la Turquie parce qu’elle aurait maintenu son opinion sur son propre intérêt, tandis que l’acte d’agression de la part de la Russie demeurait le même, et il ajouta que la teneur générale des observations de l’empereur dans le cours de ces longues négociations lui donnait lieu de penser que sa majesté avait la même opinion. »
    Le gouvernement anglais exprima les mêmes objections, et les propositions d’Olmütz, qui se réduisaient à proposer à la France et à l’Angleterre une inconséquence, avortèrent.