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de la Prusse se soient réunis à moi pour refuser de donner un avis sur le dernier ultimatum du prince Menchikof.

« Cette résolution n’a pas été adoptée légèrement ; elle a été sanctionnée non-seulement par le sultan, mais par un conseil où elle a été votée par 42 voix contre 3.

« Permettez-moi d’ajouter que l’opinion de mes collègues, semblable à la mienne, donne raison à la décision de la Porte, et que cette opinion est partagée même par la portion du public dont le rejet des demandes du prince Menchikof excite les craintes et compromet les intérêts. Il y a même quelque raison de croire que le synode grec et la portion la plus éclairée des Grecs laïques ont moins de sympathie que d’habitude pour leurs protecteurs du Nord, dont les prétentions, si elles étaient acceptées, tendraient à perpétuer des abus ecclésiastiques, en même temps qu’elles empiéteraient sur les droits et l’indépendance de la Porte.

« Un gouvernement qui s’expose au péril avec ce courage, en ne s’appuyant que sur la force de ses convictions, et qui est soutenu par un pareil concours d’opinion, mérite, malgré ses préjugés et ses erreurs, d’être respecté et d’être traité avec ménagement.

« La Porte s’est déclarée prête à satisfaire, sur tous les autres points, aux désirs de la Russie, et à répondre avec reconnaissance aux assurances cordiales de cette cour. Une résistance morale est tout ce qu’elle oppose à une pression qui peut bien l’écraser, mais qui ne peut lui arracher un consentement.

« Il me semble, dans mon humble opinion, que la Russie suit une marche qui ne peut aboutir à aucun résultat avantageux. Elle ne peut espérer de réussir que par la force, et un triomphe acheté à ce prix entraînerait probablement de sérieux dangers pour elle sous beaucoup de rapports, lui aliénerait davantage ici les esprits, et courrait risque d’exciter une périlleuse perturbation d’un bout de l’Europe à l’autre.

« Je n’irai pas plus loin. Ce serait une grande consolation pour moi d’apprendre qu’en m’ouvrant ainsi à vous, j’ai pu détruire des impressions erronées et servir la cause de la paix sans préjudice pour la cause de l’indépendance de la Turquie[1]. »


L’impression produite sur les cabinets européens par l’explosion du second et principal objet de la mission du prince Menchikof fut la même partout. D’abord on pensa que le prince Menchikof avait dépassé les instructions de son cabinet. Quand cette dernière illusion tomba, le blâme fut unanime.

Mais le gouvernement que ce coup de théâtre devait le plus froisser était naturellement le gouvernement anglais. Plus il avait témoigné de confiance aux assurances de la Russie, et nous avons vu que sa confiance avait été sans bornes, et plus la déception était blessante pour lui. Au premier moment, lord Clarendon ne voulut pas

  1. Corresp., part I, inclosure in n° 240.