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ou de prendre le change sur la portée des demandes du prince Menchikof. En Europe comme à Constantinople, devant les cabinets européens comme aux yeux du gouvernement turc, elles constituaient une prétention aussi injustifiable qu’imprévue, la prétention de soustraire moralement à l’autorité du gouvernement turc 10 ou 12 millions de ses sujets.

Telle fut dès le premier moment l’opinion de la Porte. Cette opinion fut partagée à Constantinople par les représentons des quatre grandes puissances. Lord Stratford de Redcliffe, M. de Lacour, les ministres d’Autriche et de Prusse, s’interposèrent officieusement jusqu’au départ du prince Menchikof pour le faire revenir sur une exigence aussi extrême. Lord Stratford raconte lui-même, dans une lettre adressée au ministre anglais à Saint-Pétersbourg, sir Hamilton Seymour, les efforts infructueux qu’il avait faits conjointement avec ses collègues. Nous pensons qu’on lira avec intérêt cette lettre remarquable, qui expose la conduite de l’ambassadeur anglais durant la mission du prince Menchikof, et qui fut écrite le lendemain du départ du prince.


« Constantinople, 23 mai 1853.

« Monsieur,

« Vous aurez sans doute appris, longtemps avant que cette lettre n’arrive à Saint-Pétersbourg, le départ « le Constantinople du prince Menchikof et la suspension des relations diplomatiques entre la Russie et la Porte. Je m’estimerai heureux si ma lettre arrive assez à temps pour vous donner une juste idée des causes de son échec, avant qu’une résolution erronée ou hâtive ne soit prise par le cabinet russe par suite de ce désappointement. Je suis d’autant plus désireux de vous présenter la chose dans son vrai jour, qu’il me revient que je suis soupçonné d’avoir contribué fortement à la déconfiture de l’ambassadeur. Ce n’est pas pour des considérations personnelles que je prends la peine de dissiper cette erreur, c’est dans la crainte qu’elle ne répande de fausses impressions sur notre politique, et ne diminue un instant pour vous le moyen d’exercer une influence salutaire dans les affaires d’Orient.

« Lorsque j’ai quitté l’Angleterre et même lorsque je suis arrivé ici, après être passé par Paris et par Vienne, on supposait généralement que le seul objet important de la mission du prince Menchikof était le règlement de la question des lieux-saints. Personne, même à Vienne, ne songeait aux demandes bien autrement importantes que la Russie tenait en réserve, et qui, lorsqu’elles ont été révélées aux ministres turcs, ont été strictement renfermées entre eux, comme chose qu’ils ne pourraient divulguer avec impunité. Bien que je ne sois pas resté longtemps sans être initié au secret, je n’en ai pas moins travaillé avec zèle à amener un arrangement amiable en ce qui touchait aux lieux-saints, et j’ai eu la bonne fortune de recevoir du prince Menchikof lui-même le témoignage de sa reconnaissance pour mes bons offices. Les entrevues confidentielles que nous eûmes me fournirent l’occasion, et je la saisis, d’apprendre à son excellence les difficultés que je prévoyais