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possible que ce général, avec les troupes peu nombreuses et défectueuses dont il disposait, fit un mouvement au milieu de populations slaves hostiles, en ayant contre lui de front les armées russes, sur son flanc gauche celles de l’Autriche, et les belliqueux Monténégrins sur ses derrières. » Acculé, le prince Menchikof répondait : « Tout ce que je puis vous dire, c’est que j’ai les intentions les plus pacifiques[1]. »

Cette attitude et ce langage évasif étaient bien faits pour inspirer des inquiétudes aux chargés d’affaires de France et d’Angleterre. Les premières communications du prince Menchikof avec la Porte ne tardèrent pas à confirmer leurs défiances. Le prince, accompagné de son ambassade, fit sa visite officielle à Rifaat-Pacha, le successeur de Fuad-Effendi, le 17 mars. Les ministres turcs se montrèrent fort boutonnés sur ce qui s’était passé dans cette entrevue, principalement à l’égard du chargé d’affaires français. Peu à peu cependant Rifaat-Pacha et surtout le grand-visir se laissèrent arracher par le colonel Rose d’importans demi-aveux. Il en résultait que le prince Menchikof imposait à la Porte le secret sur les ouvertures qu’il lui faisait, vis-à-vis des représentans de la France et de l’Angleterre, qu’il voulait obtenir un traité secret entre la Turquie et la Russie d’une portée plus grave que celle du traité d’Unkiar-Skelessy, et qu’il engageait la Porte à se défier des avis de ce qu’il appelait les puissances mal intentionnées, parmi lesquelles il désignait spécialement la France[2]. Nous croyons devoir citer une de ces curieuses confidences du grand-visir au colonel Rose telle que la résumait en français un drogman de l’ambassade anglaise :


« Le prince Menchikof ne nous a pas encore déclaré quelles sont les demandes de son gouvernement, ni les a-t-il spécifiées. Il parle toujours dans des termes généraux et vagues de la question des lieux-saints, de l’affaire des réfugiés, mais il n’a encore rien précisé. Nous savons cependant que sa mission est de faire avec nous un traité secret d’alliance. Il ne l’a pas demandé officiellement, mais il a dit à quelques personnes de sa confiance, et qu’il sait qui communiquent avec nous, que nous avons tort de nous fier aux gouvernemens anglais et français, car l’expérience devrait enfin nous prouver que nous avons beaucoup perdu et rien gagné en suivant leur politique et leurs conseils. C’est par ce langage qu’il cherche à gagner leur appui, et s’assurer de leur concours dans l’œuvre du traité secret qu’il cherche à faire. Sa politique est très confuse. Tantôt il veut nous faire aller vers la Russie par la douceur, en faisant répandre le bruit que les intentions de son gouvernement sont pacifiques. Tantôt il cherche à nous attirer en signalant les désavantages

  1. Dépêches du colonel Rose des 10 et 15 mars et 3 avril 1853. Corresp., part I, n° 119, 123 et 146.
  2. Colonel Rose to the earl of Clarendon, march 24, 25. Corresp., part I, n° 133, 134.