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— Oui bien, mais j’ai cru que c’étaient les alouilles des boubes.

— Eh bien ! c’est la récolte de mon grand pré qui brûle ! Quinze louis changés en cendre et en fumée ! Ah ! si seulement les auteurs de la chose pouvaient me tomber sous la main ! Aussi vrai que je suis chrétien baptisé, je les tuerais comme des chiens !

En parlant ainsi, il avait soulevé machinalement son fusil, dont il examinait la batterie. François fit observer qu’on n’avait malheureusement aucun indice qui pût mettre sur la voie des incendiaires.

— Laisse-moi donc en repos ! reprit Larroi en haussant les épaules : j’en ai, moi, des indices.

— Tu connais les coupables ? demandèrent plusieurs voix.

— Eh ! qui donc ce pourrait-il être, reprit le paysan, sinon les brigands des Allemagnes ? C’est d’eux que nous vient tout le mal. Quand ils ne peuvent nous prendre notre bien, ils nous le brûlent.

— Pourtant, objecta François, dont la nature sympathique ne pouvait accepter les préventions haineuses du voisin, il y a parmi ceux de Berne des gens si braves !

— Oui, crois ça, pauvre idoine, répliqua Pierre en ricanant, tu sauras ce qu’il en est à l’expérience. Pour eux, le Dieu en trois personnes, c’est le trois pour cent. Ils n’aiment que ce qui leur rapporte. Tu seras leur mignon tant qu’ils te verront un lard à tuer, et qu’ils espéreront de toi une larmette de bon vin.

Ce dernier mot sembla réveiller Abraham.

— Grand-père[1] ! pour ce soir, ils auraient raison, dit-il, vu qu’il fait bon frais. Un verre de jus de la côte nous échaufferait l’estomac, si Dieu nous faisait cette grâce !

Le regard qui accompagnait ce souhait ne s’était point tourné vers le ciel, mais vers Barmou, qui, dans cette circonstance, paraissait évidemment au pensionnaire communal l’intermédiaire obligé pour la grâce en question. La sombre préoccupation du propriétaire des Morneux l’avait seule empêché de prévenir la demande détournée d’Abraham, et il s’excusa de n’avoir point rempli plus tôt un devoir que l’hospitalité vaudoise place au premier rang. Dans ce pays de facile humeur et d’heureuse abondance, le vin vous accueille et vous rit dès le seuil ; la main généreuse de l’hôte tend le verre à tout venant ; il réjouit l’arrivée, prolonge l’entrevue, console la séparation.

Jacques, qui.avait allumé une lanterne, s’achemina vers le cellier, suivi des paysans, qui laissèrent leurs fusils à la porte et pénétrèrent dans ce sacrarium domestique interdit aux femmes, comme chez les Romains. Plusieurs fûts énormes en garnissaient les deux côtés : ils renfermaient les réserves faites par Barmou sur les vendanges des

  1. Exclamation qui équivaut à Seigneur ! — Un lard, un porc.