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Et comme si un souvenir traversait sa pensée :

— Ou plutôt, ajouta-t-elle en tirant de son corsage la lettre remise par François, que mon parrain lise seulement ce que m’écrit ma mère, il verra comment elle m’annonce la visite d’Aloïsius.

— Il doit venir ? demanda Barmou vivement.

— Il est en route, répondit Marthe.

— C’est-à-dire que tu lui as donné rendez-vous aux Morneux ? interrompit Jacques exaspéré. Tu te regardes ici chez toi ! Peut-être que tu as déjà mis des draps blancs à la chambre des étrangers ?

Marthe voulut protester.

—… Et tu crois que je laisserai les choses aller ainsi ? continua le paysan, qui s’animait, de plus en plus. Mille malédictions ! tu me prends donc pour un agnoti[1] ?

La jeune fille tendit vers lui les mains :

— Je vous en conjure, écoutez-moi, mon parrain…

— Au diable le parrainage ! interrompit Barmou ; je n’en veux plus. Je suis ton maître, entends-tu bien, rien que ton maître.

— Je le sais, dit la Bernoise, dont les larmes coulaient en silence.

— Alors sers-moi ! reprit durement Jacques en lui montrant le couvert mis.

L’échec que le vieux paysan venait de recevoir l’avait jeté hors de lui-même. Sa colère n’était plus, comme d’habitude, à moitié jouée et volontaire ; il la ressentait véritablement, elle le dominait en entier. Tout en mangeant, il jetait à sa filleule des regards courroucés, fermait les poings et murmurait de sourdes menaces. À vrai dire, le désappointement ne l’avait pas seulement atteint dans sa vanité : sans qu’il s’en aperçût, Marthe avait pris dans sa vie plus de place qu’il n’eût été sage de lui en donner. N’ayant jamais rencontré jusqu’alors la grâce attirante de la jeune Bernoise, il avait pour ainsi dire découvert la femme à l’âge où l’on n’a généralement rien à apprendre de ce côté. Ce cœur racorni s’était amolli peu à peu ; mille sensations inconnues y avaient germé imparfaitement sans doute, mais assez cependant pour y tout changer. Arraché à son rêve tardif, Jacques se trouva partagé entre la honte de s’y être abandonné et la haine contre ceux qui l’avaient réveillé. Ses ressentimens s’adressaient tour à tour à sa sœur, à Marthe, à cet Aloïsius surtout, qui avait sur lui tant d’avantages dont il eût voulu le punir.

Le souper achevé, il se leva, alluma sa pipe et sortit sans parler à la jeune fille, qui se hâta de tout ranger et se dirigea à son tour, une lampe à la main, vers l’escalier extérieur qui conduisait à la vieille chambre de la tante Isabeau. Elle allait atteindre la première

  1. Agnoti, imbécile.