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III

L’essai qu’avait fait le maître des Morneux ne pouvait manquer de modifier quelque chose à ses habitudes. Lorsqu’il eut découvert qu’il pouvait trouver des distractions au logis, il y demeura plus volontiers. Ses visites à la pinte, sans cesser tout à fait, devinrent de plus en plus rares. Le voisin Larroi avait d’ailleurs parlé, et le paysan se trouvait exposé à des questions ou à des railleries qui lui étaient chaque jour plus importunes. Beaucoup de compagnons qui s’étaient résignés à sa royauté, tant qu’elle n’avait point été contestée, se retournèrent contre lui dès qu’ils la virent attaquée. Jusqu’alors Jacques avait roulé, au milieu des acclamations, sur le char du succès ; il commença enfin à entendre, comme les triomphateurs romains, la chanson des soldats qui plaisantaient sa gloire. Il ne lui fallut pas longtemps pour s’apercevoir qu’il sortait toujours du cabaret mécontent, tandis que les soirées passées au logis lui laissaient le cœur gai et l’esprit satisfait. Il s’initiait ainsi insensiblement aux plaisirs domestiques. Le travail en commun autour de l’âtre, la causerie, les chants, la lecture, les cartes quelquefois, abrégeaient les plus longues soirées. Marthe en était la grâce et la vie. C’était elle qui trouvait toujours à renouveler les distractions. Son humeur égale rayonnait sur cet intérieur transformé, comme un doux reflet de lumière et de chaleur. elle avait ce don d’assimilation qui force les âmes à se hausser au niveau de la nôtre, et qui établit autour de nous une sorte de température morale dont nous sommes le foyer.

Attentive à s’associer tout le monde dans cette espèce de révolution domestique, Marthe n’avait trouvé de résistance que chez la Lise, dont la jalousie grandissait en proportion de l’influence de la fillole ; mais le peu de crédit de la Savoyarde s’amoindrissait de jour en jour. Barmou, François et le boube lui-même étaient de plus en plus sous le charme de la jeune Bernoise. Les deux premiers surtout le subissaient presque également, bien que chacun l’exprimât de manière différente. Chez le vieux paysan, c’était une sorte de condescendance bourrue et variable qui semblait toujours arrachée plutôt que volontaire. Au fond, Jacques était gagné sans être changé ; il cédait à Marthe parce qu’elle avait su lui plaire et parce qu’il voulait agréer à son tour ; mais il faisait cette concession de mauvaise grâce, comme un homme qui sent qu’il perd du terrain. En réalité, l’influence exercée par la jeune fille sur le maître des Morneux ne tenait pas seulement à l’attrait de sa personne, mais à la droiture et à la dignité naïve de son caractère. Habitué à tout plier sous sa violence, Barmou avait dû supporter les conséquences de sa tyrannie ; comme tous les