Page:Revue des Deux Mondes - 1853 - tome 4.djvu/985

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

allume un lumignon, je veux aller chercher un vieux fût que j’avais mis à coin[1]. Allons, vite, je reviens d’abord.

Il prit la bougie des mains de Marthe, descendit au petit caveau et en remonta bientôt avec une bouteille couverte de poussière.

Parmi tous les produits qu’il obtient de sa terre, le vin a toujours été pour le paysan vaudois l’objet d’une préférence marquée ; c’est sa joie et sa gloire. Il ne parle de ce qui concourt à cette récolte sacrée qu’avec une tendresse respectueuse. Ce sont ses bonnes vignes, ses pauvres pressoirs, ses braves tonneaux. Aussi l’exhibition de la vieille bouteille réservée d’une vendange choisie est-elle une sorte d’événement domestique qui ne se renouvelle qu’aux grandes occasions ; elle n’a jamais lieu sans une sorte de solennité.

Barmou reparut marchant à petits pas et la bouteille appuyée à sa poitrine, comme s’il eût porté un enfant endormi. Il la posa doucement sur la table en la montrant à Marthe : — Ceci, vois-tu, dit-il en baissant la voix, c’est du vrai de la comète… Donne-moi ton verre. Du vin d’empereur !… Regarde cette couleur ! ne dirait-on pas un rayon de soleil liquide ?

La jeune fille déclara qu’elle n’en voulait point davantage.

— N’aie donc pas peur ! dit Jacques, sans insister toutefois et en remplissant lentement son propre verre ; ceci ne ressemble pas aux autres vins ; c’est un baume pour le sang. Si les morts pouvaient en boire, ils se relèveraient de dessous terre.

Il avait élevé la liqueur au niveau de la lumière afin d’admirer sa limpide couleur d’ambre, puis il se mit à la déguster à petits coups avec une sensualité réfléchie. Pendant ce temps, Marthe, toujours alerte et attentive, avait rempli son assiette, entamé pour lui un nouveau pain de froment et mis à sa portée la galette de maïs. Barmou, qui la regardait faire avec complaisance, remua la tête.

— Eh bien ! sais-tu ? dit-il d’un ton plus amical qu’il ne l’avait jamais eu depuis longtemps avec personne, il y a des quarts d’heure où, quand je te regarde, tu me rappelles ta mère, une bonne créature après tout ! — C’est, de mes sœurs, celle que j’ai toujours eu le plus à gré.

— Et elle vous le rendait bien ! fit observer la jeune fille ; ah ! si vous saviez comme elle se souvient de tout l’autrefois !

— Je vois bien, je vois bien, reprit le paysan, qui remplissait de nouveau son verre d’un air pensif ; elle t’a causé, pour sûr, de notre bon temps sur la montagne.

— Et aussi de vos mauvais jours ! ajouta Marthe.

  1. Mettre à coin, mettre en réserve - Fût, mot qui ne devrait s’appliquer qu’au tonneau, mais qui s’applique populairement à une bouteille.