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Louis, le besson[1] de sa mère, mort en Amérique depuis de longues années, mais dont le souvenir lui était cher et présent par tout ce qu’elle en avait entendu raconter. À côté, sur une petite étagère, elle crut reconnaître un livre - qu’elle prit vivement : c’était l’ancienne Bible de la famille. Sur les premiers feuillets, on avait soigneusement inscrit les principaux événemens domestiques, les naissances, les mariages, les morts, et la plume qui avait enregistré chacun de ces faits y avait ajouté un renvoi à des passages qui devaient servir d’actions de grâces ou de consolation. Les pages du livre saint, jaunies par le temps et frangées au bord, prouvaient que les mains de plusieurs générations aujourd’hui ensevelies dans la tombe les avaient successivement feuilletées. On trouvait là comme une trace du passage des ancêtres : c’était le mémorial de la famille, réduit à ce qui avait véritablement signalé ces humbles existences, créées dans l’obscurité, poursuivies dans le travail, terminées sous un rayon d’espérances immortelles.

La jeune fille se sentit saisie de respect, elle baisa le saint volume avec une vénération attendrie et l’ouvrit au hasard. Le Livre de Job se trouva sous ses yeux : elle se mit à lire lentement ce récit merveilleux du combat engagé entre Dieu et Satan, cette plainte de la foi aux prises avec les douleurs humaines. À mesure qu’elle lisait, une sorte d’exaltation intérieure relevait son courage ; les paroles de la Bible agissaient sur elle comme ces cordiaux souverains dont quelques gouttes suffisent pour ranimer la vigueur abattue. Toutes les images de la maison paternelle se réveillaient autour de ces versets, lus tant de fois avec sa mère, expliqués si souvent par le pasteur de son village. Marthe croyait entendre leurs voix, elle se rappelait les circonstances de cette lecture, les commentaires édifians, les vaillantes résolutions. Le livre sacré était pour elle un sanctuaire où s’étaient réfugiés les souvenirs les plus purs, les plus encourageons et les plus chers : à côté de l’accent inspiré retentissaient les accens de toutes les fées de l’enfance et du foyer. Ses larmes, jusqu’alors retenues, coulèrent librement ; mais, loin de l’affaiblir, elles la fortifièrent. Ramenée aux idées de résignation, les duretés dont elle venait d’avoir à souffrir ne lui parurent plus que des épreuves de peu d’importance. Elle jugea que Dieu l’avait suffisamment dédommagée en lui donnant, dans cette demeure sans croyances, la seule retraite où la foi des aïeux eût été conservée. Il lui sembla que l’âme de la tante Isabeau continuait à habiter avec elle la chambre écartée, qu’elle l’aurait pour compagne et pour protectrice. Aussi son cœur, qui avait d’abord fléchi par surprise, reprit-il sa force et sa

  1. Besson : ce mot est employé en Suisse comme en France pour indiquer un jumeau.