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Le paysan redressa la tête et cligna l’œil.

— Ah ! oui-dà, tu te chausses chez ce cordonnier-là ! dit-il d’un ton ironique ; eh bien ! tu sauras, la fille, qu’aux Morneux il n’y a de commandemens que les miens, que je dis ce qui me plaît, et qu’on m’écoute quand même : mais en voilà assez pour le quart d’heure, les autres t’apprendront comment on se gouverne ici. — Holà ; ! hé ! la Lise ! est-ce que nous ne soupons pas aujourd’hui ?

— Voilà ! répondit la servante, qui arriva avec tout ce qu’il fallait, et commença à mettre le couvert en jetant à la nouvelle venue des regards mécontens. Marthe voulut l’aider ; mais la Lise lui déclara sèchement qu’elle n’avait besoin de personne pour faire son ouvrage, et que la demoiselle devait prendre garde de gâter ses beaux atours. Le boube (bouvier), qui entra peu après, ne se montra pas plus accueillant : il alla s’asseoir près du foyer, alternativement occupé de regarder la Bernoise et d’échanger avec la Lise un rire moqueur. L’oncle Jacques observait du coin de l’œil la réception faite à l’étrangère. En même temps qu’il s’amusait de son malaise, il se réjouissait de ces annonces de malveillance qui le rassuraient contre la bonne entente de ses gens. Il était, en effet, de ceux qui pensent que l’accord des serviteurs fait la ruine des maîtres, et il avait toujours appliqué chez lui la maxime royale « diviser pour régner. » François, qui se présenta à son tour, sembla se mettre à l’unisson des autres » et ne vouloir donner aucune suite aux bonnes intentions précédemment annoncées. Il affecta de ne point prendre garde à la jeune fille, s’approcha de la fenêtre sans lui parler, et se mit à battre la charge sur le vitrage.

Enfin le souper fut servi, et chacun prit place, sauf Marthe, pour qui la Lise avait malicieusement négligé de mettre un couvert. Barmou, voyant qu’elle ne s’approchait point, lui demanda brusquement si elle refusait de souper avec les autres.

— Excusez-moi, répondit-elle timidement ; mais je ne voyais point ma place.

— Ah ! Jésus ! c’est ma faute, s’écria la Lise, qui parut alors s’apercevoir de son oubli volontaire ; je n’ai pas servi la demoiselle, et faut croire qu’elle n’a pas l’accoutumance de se servir elle-même.

Barmou sourit à la façon des loups qui se pourlèchent. — Allons ! vas-tu déjà guerrer[1], la Savoyarde ? dit-il d’un air hypocritement pacifique ; tu sais bien que j’aime la paix ! Ne tardons pas davantage, croyez-moi ; faut jamais faire attendre les gourmandises.

En parlant ainsi, il avait gagné le haut bout de la table, où il s’assit. Le petit Baptiste, François et la Lise prirent également leurs places.

  1. Guerrer, faire la guerre.