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Après avoir ainsi méconnu toutes les lois de la nature et travesti tous les êtres, l’homme, attiré de plus en plus par l’extraordinaire et l’impossible, crée dans sa propre espèce une foule de variétés monstrueuses. Le curieux traité De Monstris parle de femmes barbues qui habitent en Arménie, d’hommes moitié noirs et moitié blancs qui vivent sur les bords du Nil. Polyphème et les pygmées renaissent dans les géans et les nains des poèmes chevaleresques, — Hermès et Aphrodite dans l’androgyne : ici ce sont des femmes qui dorment, comme les marmottes, pendant six mois, et passent l’hiver sous la terre ; là ce sont les Sciapodes[1], peuple sans tête, avec un pied si large qu’ils s’en servent comme d’un parasol pour se mettre à l’abri des rayons du soleil. Les Acéphales ont la poitrine et le dos semés d’yeux à double prunelle. Les femmes vaches portent une corne au nombril, de la barbe au menton, et les habitans de l’Ethiopie, moitié hommes et moitié pourceaux, passent leur vie à combattre les fourmis noires qui gardent les mines d’or.

Deux vieux livres fort recherchés des curieux et inconnus du public, la Lettre de prestre Jean[2] et la prétendue Lettre d’Alexandre à Olympias, résument d’une manière très pittoresque les principales notions du moyen âge sur la zoologie fantastique. Comme ces soldats romains qui, échappés aux tempêtes de la Germanie, parlaient à leur retour d’oiseaux inconnus, de poissons gigantesques, d’êtres indécis entre l’homme et la bête et de tout ce qu’ils avaient vu ou cru voir par frayeur, prêtre Jean et Alexandre évoquent dans leurs récits tous les êtres merveilleux On dirait qu’à toutes les époques l’homme s’est senti comme à l’étroit sur cette terre, et que l’immensité de la création n’a point suffi à sa curiosité vagabonde. Dans l’antiquité, il veut reculer les limites du monde en cherchant l’Atlantide ; dans le moyen âge, il crée des mondes nouveaux pour les peupler de fantômes. La foule, toujours attirée par le mystère et l’inconnu, suit les conteurs dans le pays des rêves, et la Terre de prestre Jean reste jusqu’aux premières années du XVIIe siècle la terre des prodiges. Ce nom, qui paraît pour la première fois au XVIe siècle et qui reste jusqu’à la fin du XVIe entouré d’un nuage fatidique, appartient, suivant la légende, à un prince dont l’empire était situé en Orient, aux environs de Babylone la déserte. Ce prince, qui s’intitule roi tout puissant sur tous les rois chrétiens, est supposé, dans l’ouvrage qui nous occupe, écrire à l’empereur de Rome et au roi de France pour leur donner

  1. Sur les Sciapodes dans l’antiquité et le moyen âge, voyez Pline, Hist. Nat. , VII, c. 2 - saint Augustin, Cité de Dieu,XVI, c. 8 ; Isid. de Séville, Orig. XI, c. 3.
  2. Ce traité, plusieurs fois réimprimé, a subi dans son titre diverses variantes. On le trouve dans le curieux ouvrage de M. Ferdinand Denis intitulé : Cosmographie et Histoire naturelle fantastique du moyen âge.