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l’ingratitude et la prudence, de même que le crocodile figure la férocité et la sensibilité. C’est, dit le trouvère Guillaume, une bête fière, qui vit dans un fleuve qu’on appelle le Nil. Cette bête a quatre pieds, des grilles redoutables, et les animaux les plus terribles ne sont auprès d’elle que des hannetons. Lorsqu’elle rencontre un homme, elle l’attaque et le mange sans en laisser une bouchée : — menjue lei ; riens ni remaint ; — mais quand elle l’a mangé, elle passe le reste de sa vie à le pleurer :

Mes toz jors mes après le plore,
Tant com il en vie demore.


Brunetto Latini prête au crocodile une sensibilité plus grande encore ; il dit qu’il pleure l’homme en le mangeant.

La plupart des érudits qui de notre temps se sont occupés des bestiaires ou des traditions tératologiques se sont demandé quelle était l’origine de ces croyances, de ces récits bizarres, et s’il était possible de remonter aux faits réels qui ont pu leur donner naissance. On a même hasardé quelques explications : elles nous ont paru peu satisfaisantes, et nous sommes disposé pour notre part à penser que le plus sage est de s’en tenir à une simple analyse. S’il est évident qu’en certains points, cette zoologie fantastique n’est que l’expression confuse de faits mal observés, il nous paraît non moins évident que les caprices de l’imagination y tiennent la plus grande place. La science au moyen âge n’a point de base, et par cela même elle n’a point de limites. Chacun refait à son gré la création sans trouver de contradicteurs ; que peut-on d’ailleurs demander à des hommes qui racontent sérieusement que les plumes du perroquet sont enluminées comme les vignettes d’un missel, et qu’elles se détrempent à la pluie ; à des hommes qui croient reconnaître dans les phoques les débris de l’armée de Pharaon, et qui s’imaginent, avec une naïveté non moins étonnante, qu’il se forme sur le dos de la baleine des bancs de sable, que ces bancs se couvrent d’arbres et de verdure, et que les matelots, trompés par l’apparence, abordent sur l’énorme cétacé, en le prenant pour une île ? « Ils y jettent l’ancre, dit le trouvère Guillaume, allument du feu, font cuire leurs alimens, et pour mieux assujettir leurs bateaux, ils fichent de longs pieux dans les sables ; mais, quand la baleine sent le feu qui lui chauffe le dos, elle plonge rapidement et entraîne dans les profondeurs de l’abîme la nef et les marins[1]. » On trouve partout, au rapport de Raoul Glaber, des monstres semblables, et comme preuve il raconte l’aventure de saint Brendan. Un jour, dit-il, que ce pieux ermite et quelques-uns de ses compagnons naviguaient autour

  1. Bestiaire de Guillaume le Normand, XXVI, De Cete.