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à la succession d’Akbar. Sélim résolut la perte du vertueux Abou’l-Fazl, qu’il regardait comme son plus redoutable ennemi et à l’influence duquel il affectait d’attribuer l’éloignement que l’empereur témoignait depuis longtemps pour la religion musulmane. Ce dernier motif, nous dit-il lui-même dans ses mémoires[1], le détermina à faire assassiner le digne ministre, l’ami de cœur de son illustre père. Abou’l-Fazl, chargé d’un commandement important dans le Dak-khân, avait reçu l’ordre de se rendre en toute hâte à la cour, où l’empereur voulait conférer avec lui sur les circonstances difficiles créées en grande partie par la conduite déloyale de Sélim. Ce misérable conçut alors le plan qui devait assurer sa vengeance, et trouva un complice pour l’exécuter. Un radja du Boundail-kand, l’infâme Narsing-Déo, attendit Abou’l-Fazl à son passage, sur la route d’Agra, à peu de distance de Goualiar, où ce grand homme, attaqué inopinément par des forces supérieures, périt avec sa faible escorte après une résistance héroïque. Sa tête fut envoyée à Sélim. Akbâr, en apprenant la mort d’Abou’l-Fazl, donna un libre cours à sa douleur : il passa deux jours et deux nuits à le pleurer, sans vouloir prendre aucune nourriture. Il envoya un corps de troupes à la poursuite de Narsing-Déo, avec ordre de se saisir de sa famille et de ravager son pays, mesures dont la violence, si étrangère à son caractère et à ses habitudes, témoignait assez de son indignation et de son désespoir[2]. Aucun des historiens de cette époque ne nous a appris quel avait été le résultat des ordres donnés par Akbar dans cette circonstance, mais il paraît certain qu’il ignora la part que son fils avait eue dans le meurtre de son Adèle Abou’l-Fazl. Plus désireux que jamais de ranimer dans l’âme de cet ingrat jeune homme les sentimens

  1. Nous avons consulté Les Memoirs of the emperor Jahanguîr, written by himself, traduits du persan en anglais par le major David Price, l’Histoire de Jehângir de Francis Gladwin, Elphinstone, etc, et nous pensons qu’il est, en effet, impossible de douter que Djahan-Guîr ait commis cette détestable action ; mais ce n’est pas dans l’autobiographie du meurtrier d’Abou’l-Fazl, telle qu’elle a été acceptée et traduite par Price, que nous puisons les élémens de notre conviction. Ces mémoires prétendus fourmillent d’inexactitudes, de contradictions, de mensonges palpables et d’absurdités telles que nous nous refusons absolument à croire que le manuscrit sur lequel Price a travaillé soit autre chose qu’un ramassis de notes extraites peut-être des vrais mémoires, mais mal copiées et cousues par la main la plus inhabile. Gladwin avait eu évidemment accès à des documens plus authentiques. Elphinstone a résumé avec sa supériorité ordinaire les travaux de ces orientalistes et les témoignages des historiens indigènes en ce qui concerne les règnes d’Akbar et de Djahan-Guîr.
  2. Le Mulakhas ul Tavarikh (abrégé d’histoire), publié à Calcutta, en 1828, par le comité d’instruction publique, dit que l’empereur, en apprenant la mort d’Abou’l-Fazl, envoya un de ses meilleurs généraux avec trois mille hommes de troupes, accompagnés par le fils d’Abou’l-Fazl, à la poursuite du meurtrier, leur enjoignant « de ne pas revenir sans la tête de ce mécréant, quelque méprisable qu’elle fût, comparée à un seul cheveu d’Abou’l-Fazl. »