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des cris affreux, que sais-je ? il aurait tué Diderot ! Je m’étonne même que Diderot ne se soit pas cru tué. Cependant rassurons-nous : Diderot n’a pas laissé voir l’horreur que lui inspirait ce méchant et ce bourrelé ; il a attendu, pour ressentir toute cette horreur et pour l’exprimer, qu’il fût rentré chez lui et qu’il fût, comme le disait Rousseau dans la lettre à Grimm, les pieds au feu et bien chaudement enveloppé dans sa robe de chambre fourrée. Sommes-nous sûrs au moins qu’il ne reverra pas Rousseau ? Oui, puisqu’il ne veut pas même revoir la lettre où il raconte qu’il a vu cet homme-là : à plus forte raison ne voudra-t-il pas voir l’homme lui-même ! Non, Diderot ne répond de rien ; il pourra revoir Rousseau, il pourra être forcé de retourner chez lui. Mais alors, grand Dieu ! qu’arrivera-t-il ? Ce qui arrivera ! c’est que Diderot frémira tout le long du chemin. J’entends : il frémira avant, il frémira après, il sera calme pendant. Le drame ici, vraiment, touche à la comédie.

Rousseau, qui avait reçu son congé de Grimm et de Mme d’Épinay, et dont l’orgueil avait souffert, crut pouvoir prendre sa revanche avec Diderot et rompre avec lui le premier ; il voulut même donner à cette rupture une grande publicité. Il venait de publier la Lettre sur les Spectacles ; il écrivit dans la préface : « J’avais un aristarque sévère et judicieux ; je ne l’ai plus, je n’en veux plus, et il manque encore bien plus à mon cœur qu’à mes écrits. » Et il ajouta en note ce passage de l’Ecclésiaste : « Si vous avez tiré l’épée contre votre ami, n’en désespérez pas, car il y a un moyen de revenir vers votre ami ; si vous l’avez attristé par vos paroles, ne craignez rien, il est possible encore de vous réconcilier avec lui ; mais pour l’outrage, le reproche injurieux, la révélation du secret et la plaie faite à son cœur en trahison, point de grâce à ses yeux : il s’éloignera sans retour. » Ainsi il accusait Diderot d’avoir révélé le secret de cette passion pour Mme d’Houdetot que tout le monde connaissait, et qu’il avait lui-même avouée à Saint-Lambert. Diderot ne répondit pas ; mais, comme il le dit lui-même dans une lettre : « Nos amis communs ont jugé entre lui et moi ; je les ai tous conservés, et il ne lui en reste aucun[1]. »

Moins inquiet et moins défiant, Rousseau aurait-il pu rester lié longtemps encore avec Grimm, avec Diderot, avec la société philosophique du temps ? La chose était difficile, Rousseau ayant les opinions et les sentimens qu’il avait. Son génie l’éloignait de l’école philosophique, et son caractère l’écartait du monde. En 1757, Rousseau écrivait à Mme d’Épinay, encore son amie : « Croyez-moi, ma bonne amie, Diderot est maintenant un homme du monde. Il fut un

  1. Mémoires de Mme d’Épinay, t. III, p. 199.