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pleine d’habileté en même temps, parce que la passion et même la manie n’ôtent pas l’habileté. Citons quelques passages de cette lettre, ceux où éclate le plus cette ardeur d’être ingrat qui fait ici l’éloquence de Rousseau.

« Dites-moi, Grimm, pourquoi tous mes amis prétendent que je dois suivre Mme d’Épinay ? Ai-je tort ou seraient-ils tous séduits ? Auraient-ils tous cette basse partialité, toujours prête à prononcer en faveur du riche et à surcharger la misère de cent devoirs inutiles qui la rendent plus inévitable et plus dure ?… Qu’est-ce qui peut m’obliger à suivre Mme d’Épinay ? L’amitié, la reconnaissance, l’utilité qu’elle peut retirer de moi ? Examinons tous ces points.

« Si Mme d’Épinay m’a témoigné de l’amitié, je lui en ai témoigné davantage. Les soins ont été mutuels et du moins aussi grands de ma part que de la sienne. Quant aux bienfaits, premièrement je ne les aime point, je n’en veux point, et je ne sais aucun gré de ceux qu’on me fait supporter par force. J’ai dit cela nettement à Mme d’Épinay, avant d’en recevoir aucun d’elle ; ce n’est pas que je n’aime à me laisser entraîner comme un autre à des liens si chers, quand l’amitié les forme ; mais dès qu’on veut trop tirer la chaîne, elle rompt, et je suis libre… Venons à l’article de l’utilité. Mme d’Épinay part dans une bonne chaise de poste, accompagnée de son mari, du gouverneur de son fils et de cinq ou six domestiques. Elle va dans une ville peuplée et pleine de société, où elle n’aura que l’embarras du choix… Considérez mon état, mes maux, mon humeur, mes moyens, mon goût, ma manière de vivre, plus forte désormais que les hommes et la raison même ; voyez, je vous prie, en quoi je puis servir Mme d’Épinay dans ce voyage et quelles peines il faut que je souffre, sans lui jamais être bon à rien. Soutiendrai-je une chaise de poste ? Puis-je espérer d’achever si rapidement une si longue route sans accident ? Ferai-je à chaque instant arrêter pour descendre, ou accélérerai-je mes tourmens et ma dernière heure pour m’être contraint ?… Je pourrais suivre la voiture à pied comme le veut Diderot ; mais la boue, la pluie, la neige me retarderont beaucoup dans cette saison. Quelque fort que je coure, comment faire vingt-cinq lieues par jour ? et si je laisse aller la chaise, de quelle utilité serais-je à la personne qui va dedans ?…

« Je crois voir d’où viennent tous les bizarres devoirs qu’on m’impose : c’est que tous les gens avec qui je vis me jugent toujours sur leur sort, jamais sur le mien, et veulent qu’un homme qui n’a rien vive comme s’il avait six mille francs de rente et du loisir de reste. Personne ne sait se mettre à ma place et voir que je suis un être à part, qui n’a point le caractère, les maximes, les ressources des autres, et qu’il ne faut point juger sur leurs règles[1]. »

Je disais, au commencement de ces études sur la vie et les ouvrages de Jean-Jacques Rousseau, que Rousseau me semblait souvent une sorte de sauvage transporté, par je ne sais quel hasard singulier,

  1. Correspondance, 1757, p. 271.