Page:Revue des Deux Mondes - 1853 - tome 4.djvu/891

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Vous êtes l’obligé de Mme d’Épinay. — J’entends ! on veut que je sois son valet, et cela dans mon pays même. – Mme d’Épinay n’a pas de relations à Genève ; elle y tombe des nues. — Croit-on que j’aie à Genève une famille riche et puissante qui va entourer Mme d’Épinay ? Eh non ! elle verra que ma famille est composée de bonnes gens, mais de petites gens. Elle écrira à Paris que le citoyen de Genève est un petit bourgeois, et elle montrera à Genève que le grand écrivain de Paris n’a qu’une condition précaire et subalterne dans le monde. Je perdrai des deux côtés : à Paris le prestige de ma citoyenneté genevoise, à Genève le prestige de ma réputation littéraire.

En même temps, chose fort naturelle avec l’esprit inquiet et défiant de Rousseau, plus il craignait le voyage de Genève, plus il croyait au complot fait pour l’y entraîner. C’est par ces dispositions d’esprit qu’il faut expliquer la lettre que Rousseau écrivit à Mme d’Épinay dans les derniers temps du séjour de celle-ci à Paris, et qui hâta encore la rupture. « Je ne disconviens pas, dit-il, que le désir de m’avoir avec vous ne soit obligeant et m’honore ; mais outre que vous m’aviez témoigné ce désir avec si peu de chaleur, que vos arrangemens de voiture étaient déjà pris[1], je ne puis souffrir qu’une amie emploie l’autorité d’autrui pour obtenir ce que personne n’eût mieux obtenu qu’elle. Je trouve à tout cela un air de tyrannie et d’intrigue qui m’a donné de l’humeur, et je ne l’ai peut-être que trop exhalée, mais seulement avec votre ami et le mien (Grimm et Diderot). Je n’ai pas oublié ma promesse[2] ; mais on n’est pas le maître de ses pensées, et tout ce que je puis faire est de vous dire la mienne en cette occasion pour être désabusé si j’ai tort… J’ignore comment tout ceci finira ; mais, quoi qu’il arrive, soyez sûre que je n’oublierai jamais vos bontés pour moi, et que, quand vous ne voudrez plus m’avoir pour esclave, vous m’aurez toujours pour ami. »

Mme d’Épinay ne répondit pas à cette lettre ; mais Rousseau poursuivant toujours ses deux idées fixes, toutes contradictoires qu’elles étaient l’une à l’autre, — d’une part d’accuser Mme d’Épinay d’un complot, afin d’avoir un grief contre elle, et d’autre part de tâcher de rester à l’Ermitage le plus longtemps qu’il pourrait, parce que cela lui était commode et doux, — Rousseau écrivit à Grimm une longue lettre qui répondait à sa double pensée, qui accusait et qui priait, qui commençait la guerre et qui offrait la paix : lettre pleine d’éloquence, parce qu’elle exprimait les défiances de Rousseau et son impatience des bienfaits reçus, toutes ses passions enfin ; lettre

  1. Mme d’Épinay ne voulait donc pas emmener Rousseau : il le reconnaît.
  2. C’était la promesse de justifier Mme d’Épinay auprès de Diderot, promesse faite pendant l’explication qu’a racontée Mme d’Épinay. Cette lettre confirme ainsi le récit de Mme d’Épinay.