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Si j’étais le moins du monde disposé à croire que les amis de Rousseau conspiraient contre lui, je croirais volontiers avec Rousseau, dans ses Confessions, que Grimm était le chef ou l’inventeur du complot. Grimm en effet avait un grand tort envers Rousseau : il avait une clairvoyance impitoyable ; il voyait tous les travers de Rousseau, comprenait mieux que personne quels devaient en être les effets, et en avertissait ses amis, Mme d’Épinay surtout ; s’étant bien vite aperçu que Rousseau ne pouvait pas avoir d’amis, il ne l’aimait plus, et s’en garait, comme d’un maniaque ou d’un fou. Cette conduite n’est pas celle d’un conspirateur aux yeux de quiconque sait les torts du caractère de Rousseau ; mais aux yeux de Rousseau, qui naturellement ignorait ses propres torts, elle devait tout à fait avoir l’air d’une conspiration. La meilleure manière d’expliquer ce que je veux dire en ce moment est de prendre ça et là dans les Mémoires de Mme d’Épinay, si favorables à Grimm, quelques traits de la conduite de Grimm envers Rousseau. Cette conduite est toujours sage et sensée, mais elle n’est pas d’un ami. Grimm a toujours raison, soit dans ses jugemens, soit dans ses procédés avec Rousseau, mais il a durement raison.

Rousseau, réconcilié avec Mme d’Épinay, se reprochait souvent, soit comme une injustice, soit comme une maladresse, d’avoir accusé Grimm auprès de Mme d’Épinay. Il voulait, disait-il, une fois que Grimm serait revenu, réparer les torts qu’il avait envers lui. « Aidez-moi, aidez-moi, m’a-t-il dit d’un air pénétré, raconte Mme d’Épinay dans une lettre qu’elle écrit à Grimm, à retrouver un ami qui n’a jamais cessé de m’être cher. — Je lui ai promis de vous engager à l’écouter ; je n’ai rien promis de plus, c’est à vous de faire le reste… Plus nous lui connaissons d’orgueil, plus sa démarche me paraît sincère ; mais il a besoin d’être soutenu et encouragé[1]. » On voit que Mme d’Épinay craint que Grimm ne soit froid et sec avec Rousseau, et ne le traite comme un homme avec qui il est décidé à rompre. Voyons le récit de la réconciliation que Mme d’Épinay tâchait de ménager entre Rousseau et Grimm. Ce sont toutes ces réconciliations successives, réconciliation avec Diderot, réconciliation avec Mme d’Épinay, réconciliation avec Grimm, qui amenèrent inévitablement la grande et suprême rupture.

Grimm, étant revenu à Paris, part pour Épinay avec Mme d’Épinay. « Rousseau nous y attendait, dit Mme d’Épinay. M. Grimm, que j’avais prévenu qu’il l’y trouverait, me prédit que leur explication se passerait en bavardage, et que Rousseau ne dirait pas un mot de ce qu’il devait, dire. « Au reste, avait-il ajouté, s’il fait un pas, j’en ferai quatre : vous pouvez y compter. » Grimm avait bien deviné. Rousseau

  1. Mémoires de Mme d’Épinay, t. III, p. 129.