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n’y avait qu’une déclamation de théâtre, voyait un complot ou une trahison. Nulle part ce défaut de justesse de ton dans l’un, et de justesse de jugement dans l’autre, n’est plus visible que dans l’histoire que nous racontons en ce moment.

Rousseau voulait passer l’hiver à la campagne, et ses amis ne le voulaient pas. Les gouverneuses surtout s’en effrayaient. Ce dissentiment n’avait rien de bien grave ; il n’y avait certes pas d’inhumanité à vouloir rester l’hiver à l’Ermitage, et il n’y avait pas non plus de perfidie à vouloir que Rousseau vint à Paris. Entre gens simples et sensés, deux ou trois mots eussent fini l’affaire : entrer Diderot et Rousseau, les choses ne pouvaient pas se passer de cette façon simple et raisonnable. Diderot, dans la préface du Fils naturel, avait dit, à propos de je ne sais plus quoi : « Il n’y a que le méchant qui soit seul. » Rousseau lut cette phrase, et il s’imagina que Diderot, en l’écrivant, avait pensé à lui : pure vision d’une vanité et d’une imagination inquiètes ! Diderot n’avait-il à penser qu’à Rousseau ? N’y avait-il que Rousseau qui voulût être solitaire ? Était-ce vivre en solitaire que de vivre à la campagne avec sa femme et sa belle-mère, à quatre lieues de Paris ? Rousseau pourtant écrit à Diderot pour se plaindre. À cette lettre, qu’eût répondu un ami ordinaire, point déclamateur, point bruyant de paroles, point théâtral, un autre que Diderot enfin ? « Mon ami, vous vous êtes mépris ; je n’ai pas pensé à vous ; vous n’êtes pas un solitaire. » Diderot répond : « Vous n’êtes pas de mon avis sur les ermites ; dites-en tout le bien qu’il vous plaira ; vous serez le seul au monde dont j’en penserai ; encore y aurait-il bien à dire là-dessus si l’on pouvait vous parler sans vous fâcher. Une femme de quatre-vingts ans[1] ! » Il y a de l’emphase sentimentale dans cette exclamation : Une femme de quatre-vingts ans ! C’est le style de Diderot. Rousseau aurait dû lui répondre que la mère Levasseur n’était pas ce qu’on appelle dans le monde, avec un sentiment de respect bien naturel, une femme de quatre-vingts ans : c’était une vieille commère bavarde et gourmande, qui, comme bavarde, regrettait ses caquets de Paris, et, comme gourmande, regrettait les douceurs qu’elle se faisait donner par les amis de Rousseau ; mais Rousseau était l’homme du monde le moins capable de traiter les petites choses et les petites gens avec le sans-façon de la vérité. Il aimait mieux au besoin d’une commère faire une conspiratrice ; il aimait mieux créer des complots que de voir des ridicules ou des petitesses. Aussi, dans ses Confessions, met-il la mère Levasseur dans le complot tramé contre lui par ses amis[2].

  1. Confessions, livre IX.
  2. « On avait besoin de la vieille pour arranger le complot. Il est étonnant que durant tout ce long orage ma stupide confiance m’ait empêché de comprendre que ce n’était pas moi, mais elle qu’on voulait ravoir à Paris. » Confessions, livre IX.