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venait me voir, dit Mme d’Épinay, qui avait quitté La Chevrette en plein été ; j’allais me trouver exactement seule, et j’ai préféré venir à Paris rendre service à mes amis et m’amuser auprès d’eux[1]. » Voilà l’amour de la campagne au XVIIIe siècle, avant les conversions vraies ou feintes que fit Rousseau.

Quand les amis de Rousseau le virent partir pour l’Ermitage et s’y séquestrer, ils dirent que c’était un caprice qui passerait bientôt : quand ils virent qu’il voulait y passer l’hiver, ils ajoutèrent que c’était une folie, et bientôt même, s’apitoyant sur les gouverneuses, que c’était une inhumanité. « La coterie holbachique prédisait hautement, dit Rousseau au commencement du neuvième livre de ses Confessions, que je ne supporterais pas trois mois de solitude, et qu’on me verrait dans peu revenir avec ma courte honte vivre comme eux à Paris. » Non-seulement il ne revint pas, mais il déclara qu’il voulait rester l’hiver à la campagne.

Qu’y a-t-il jusqu’ici dans tout cela ? Rousseau veut passer l’hiver à l’Ermitage, et ses amis l’en dissuadent, parce que la campagne leur fait horreur en hiver, et ne leur plaît que médiocrement dans l’été. J’y trouve une sollicitude d’amitié un peu tracassière, mais je ne vois pas de complot contre Rousseau. Ici arrive Diderot avec sa sensibilité déclamatoire et théâtrale, avec son zèle bruyant, avec ses airs impérieux et ses phrases d’oracle. Rousseau a tort de prendre Diderot pour un conspirateur et un méchant ; mais il aurait, mille fois raison de le prendre pour le plus importun et le plus impatientant des amis.

Je ne veux pas faire ici le portrait de Diderot : je veux seulement expliquer comment Rousseau et Diderot ne pouvaient guère, avec leurs caractères et leurs habitudes, s’entendre et se supporter longtemps. Grimm dit dans une lettre à Mme d’Épinay : « J’admire que tout le monde ait des tracasseries avec Diderot. Depuis cinq ans que je suis son ami intime et qu’il est pour moi l’homme du monde que j’aime le plus, je n’ai jamais entendu parler de rien : c’est que, pour faire des tracasseries, il faut être deux, et que tous ces bavards ne font qu’abuser de sa franchise et de sa bonne foi[2]. » Grimm a raison. Pour faire des tracasseries, il faut être deux, un tracassant et un tracassable. Or Grimm avait un grand bonheur : il n’était pas tracassable ; mais cela ne prouve pas que Diderot ne fût pas tracassant. Il avait sa manière de l’être, et cette manière ne s’accordait pas le moins du monde avec la nature de Rousseau, le plus tracassable des hommes. Diderot, au fond, était bon et sensible ; mais il s’était

  1. Mémoires de Mme d’Épinay, t. III, p. 118.
  2. Ibid, t. III, p. 18.