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« Monsieur,

« Je suis choisie dans ce moment par toute ma famille pour vous présenter une requête. Une requête ! direz-vous. Oh ! n’allez pas vous effrayer, elle se bornera à vous demander à voir votre jardin. On aurait bien pu charger quelqu’un qui vous eût demandé cette permission avec plus de grâce ; mais on m’a rassurée en me disant que vous étiez indulgent, que vous aviez trop d’esprit pour laisser votre censure s’arrêter sur ma lettre, et que vous vous mettriez aisément à la place d’une jeune personne de seize ans obligée d’écrire à quelqu’un qui possède ce talent au premier degré. Je requiers donc votre indulgence pour me lire, votre complaisance pour acquiescer à ma demande, et je suis pour la vie votre servante,

« Rose Perrot.
Rue des Tonnelles, no 65. »


Beaumarchais est trop galant pour se contenter d’envoyer sèchement un billet d’entrée à cette jeune inconnue dont la formule pour la vie annonce autant de candeur que sa lettre annonce de gentillesse.


« Il est impossible, mademoiselle, lui répond-il, de demander la plus petite chose du monde avec plus de grâces. Heureux celui que vous jugerez digne d’en recevoir de vous de plus intéressantes ! Mon jardinet est loin de mériter la faveur de votre visite ; mais tel qu’il est, faites-lui celle de l’embellir : il m’en sera plus cher après, et votre compagnie sera la bienvenue. Je la trouve seulement un peu imprudente de ne pas réserver pour des objets plus importuns l’intervention d’une jeune personne aussi spirituelle. On altère son crédit en l’usant à des bagatelles.

« Recevez avec bonté les complimens et les remerciemens respectueux de celui qui s’honore d’être, mademoiselle, votre, etc.

« Beaumarchais. »


C’est ainsi que l’auteur du Mariage de Figaro cherchait à se faire pardonner son jardin en l’ouvrant à quiconque voulait le visiter. Vaines précautions ! Il allait se trouver lancé dans une de ces crises sociales où l’envie ne pardonne pas à la richesse, même quand elle est le fruit du travail. Comme pour ce Romain que Sylla proscrivait à cause de sa maison d’Albe, sa belle maison du boulevard ne devait être pour lui qu’un titre de plus à la proscription, une source intarissable de dénonciations, de persécutions et d’inquiétudes. Il était destiné à ne l’habiter qu’un instant pour y mourir au milieu de tous les soucis d’une fortune détruite, et, comme l’a très bien dit un de ses amis, « il ne devait trouver quelque tranquillité dans cet asile que pendant le peu d’années que ses cendres y ont reposé. » Aujourd’hui il ne reste même plus trace de cette maison, de ce jardin, de ces bosquets, de ces fabriques, de ces inscriptions, arrangés avec tant de soin et d’amour. Tout cela n’a pas même subsisté trente ans. C’était bien la peine de bâtir et de planter. La moindre feuille de