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donna en plein dans un autre inconvénient ; il dit à son compositeur : « Faites-moi une musique qui obéisse et ne commande pas, qui subordonne tous ses effets à la marche de mon dialogue et à l’intérêt de mon drame. » Salieri lui fit une musique tellement obéissante, qu’elle en devint insignifiante. « La musique de Tarare, dit un critique contemporain, n’ajoutera rien à la réputation de l’auteur ; on l’a trouvée très inférieure à celle des Danaïdes. Le peu de chant qu’on y rencontre est du genre le plus facile et le plus commun ; le récitatif, presque toujours insipide et d’une monotonie fatigante. Quelques chœurs sont d’un bel effet et offrent même quelquefois une mélodie qu’on regrette de ne pas retrouver dans le chant et dans les airs de danse. Deux ou trois morceaux, tels que celui de Calpigi au troisième acte, sont les seules choses vraiment agréables dans la musique de cet opéra[1]. »

Et cependant cet opéra de Tarare, dont la musique était pauvre, dont la poésie était plus que médiocre, offrait dans sa structure originale, dans ses effets de scène inattendus, vifs et pressés, dans ce mélange de drame, de comédie, de féerie, de danse, de philosophie et de physique, je ne sais quel ensemble bizarre, qui ne laissait pas d’avoir sur le public une prise constatée par le critique même que nous venons de citer : « Cet ouvrage, dit Grimm, est une des plus singulières conceptions que je connaisse… L’auteur aura toujours le mérite d’avoir présenté dans cet opéra une action dont la marche ne ressemble à celle d’aucun autre, et d’avoir eu le talent d’y donner assez adroitement une grande leçon aux souverains qui abusent de leur pouvoir… Après avoir dit leur fait aux ministres et aux grands seigneurs dans sa comédie du Mariage de Figaro, il lui manquait encore de le dire de même aux prêtres et aux rois. Il n’y avait que le sieur de Beaumarchais qui pût l’oser, et peut-être n’est-ce aussi qu’à lui qu’on pouvait le permettre[2]. »

  1. Ces couplets, que chante l’eunuque Calpigi : Je suis né natif de Ferrare, sont tournés d’une manière leste et originale ; ils devinrent assez populaires pour qu’on en fît une parodie contenant une biographie très fausse et très méchante de Beaumarchais, qui se chantait sur le même air, et qui commençait ainsi : Je suis né natif de Lutèce. Dans ce même opéra de Tarare, on pourrait signaler encore quelques mélodies offrant une certaine nuance de lyrisme qui ne se soutient pas longtemps, par exemple, le passage qui commence par ces vers :

    Ainsi qu’une abeille,
    Qu’un beau jour éveille
    De la fleur vermeille
    Attire le miel.

    Je me souviens qu’une femme célèbre par sa beauté et sa grâce avait gardé dans l’esprit et dans l’oreille, après cinquante ans, le souvenir de cette mélodie, dont les vers sont d’un tour heureux qui se rencontre rarement sous la plume de Beaumarchais.

  2. Correspondance de Grimm. Juin 1787.