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lui, ou qu’il redoutât de laisser entre les mains du maître. Le malheur commun avait fait regarder par la population asservie ces exils volontaires comme sacrés, comme protégés par Dieu lui-même, ennemi de l’injustice. Toute maison de paysans s’ouvrait au fuyard, et lui offrait une périlleuse, mais secrète hospitalité. Beaucoup de jeunes paysans désertèrent ainsi et passèrent en Hollande, en Norvège, en Angleterre même, et les désertions devinrent si nombreuses, que les propriétaires se réunirent pour invoquer un changement de législation qui interrompit un mal si contagieux.

La terre, dit Pline, est mal cultivée par des bras à qui manque la liberté et qu’énerve le désespoir ; coli rura ah ergastulis pessimum est, et quidquid agitur à desperantibus. Ne possédant à peu près rien en propre, sachant d’avance que le propriétaire pouvait doubler sa redevance ou choisir pour lui-même ses meilleurs, ses plus abondans produits, le paysan danois n’avait plus intérêt à soigner la terre. La meilleure partie de son blé lui était enlevée pour les voyages du roi et pour ceux du seigneur. Le temps était-il favorable pour faire la moisson ? il fallait qu’il attendît, avant de couper les gerbes, qu’arrivât le percepteur de la dîme en nature ; ou bien celui-ci, qui avait une longue tournée à faire, venait au village avant que les blés fussent mûrs, et il fallait que le paysan, sans tarder, apportât lui-même sa dîme, composée de son froment le plus mûr et le plus sec, puis ou le chicanait, et, son blé n’étant pas bon, il devait en mettre plus, ajoutant à chaque mesure. Joignez à cela un système détestable de corvées qui prenait au paysan un temps précieux et l’éloignait de son champ ; ajoutez enfin une mauvaise entente des jachères dans un pays où la terre a besoin d’être nourrie, de là peu de fourrages, une mauvaise nourriture, un amoindrissement notable du bétail : voilà dans quel cercle vicieux, funeste, mais inévitable, l’agriculture danoise pouvait s’exercer et se mouvoir. Le paysan ne songeait, on le pense bien, à aucune réforme, à aucune amélioration. « Il vaut mieux dormir très pauvre, disait-il, que pauvre se ruiner. » Accoutumé dès l’enfance à la pensée qu’il vivrait et mollirait sur le domaine où il était né, à moins qu’il ne préparât la révolte et la fuite, il se considérait comme étranger à tout le reste du monde et même à tout ce qui n’était pas compris dans le cercle étroit des coutumes et de la routine du gaard. Le bâton lui enseignait la servilité, et l’extrême misère, les mauvaises mœurs.

Telle était la condition des paysans danois en 1785 ; mais le jeune prince Frédéric allait gouverner le Danemark, pendant cinquante-six ans, comme régent ou comme roi, et cette longue domination, terminée seulement en 1840, est devenue l’époque des réformes intérieures qui ont assuré au petit royaume de Danemark un rang si honorable