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nous rattrapait comme nous passions, pour n’y plus revenir, le seuil de la maison paternelle. — Pourquoi nous partions, où nous allions, qu’est-ce que c’était que l’art, — humble ignorante, elle ne le comprenait pas ; tout ce qu’elle comprenait, c’est que nous serions seuls et que nous étions jeunes et faibles. comment repousser cette tendresse ? comment lui faire entendre qu’elle serait un embarras pour notre exil hasardeux ? Hélas ! nous n’avions rien compris. Deux jours après notre installation dans notre premier atelier, le véritable dévouement de cette âme héroïque se révéla dans toute sa simplicité : grand’mère avait cherché de l’ouvrage, et elle en avait trouvé. Elle avait paru bien vieille, mais, comme Antée retouchant la terre, cette laborieuse créature avait retrouvé de la force en touchant l’ouvrage. — Mes pauvres enfans, nous dit-elle, vous avez pris un état qui ne vous rapporte rien, mais qui vous plaît, c’est le principal. Moi, j’en sais un à la portée de tous les gens qui ont des bras, il nous aidera à vivre. Quand vous gagnerez de l’argent et que vous serez heureux à votre fantaisie, vous m’achèterez un grand fauteuil ; je m’asseoirai dedans pour ne plus bouger, et je mourrai heureuse en regardant votre bonheur. — Nous voulions l’empêcher de travailler et l’obliger à retourner dans notre famille, mais nos supplications furent inutiles. Elle nous arrêta d’ailleurs par un mot : « Est-ce parce que vous rougiriez d’avoir une grand’mère qui travaille chez les autres ? » nous dit-elle. Que répondre, sinon accepter ce dévouement ?

Tendant les dix-huit mois qui suivirent notre départ de la maison paternelle, ce fut cette pauvre femme, dont l’âge serait deux fois celui de mon frère et le mien, qui nous fit vivre avec le gain de son travail ; et maintenant encore, si le secours de ses bras venait à nous manquer, il faudrait peut-être que nous fissions à nos principes des concessions mortelles pour l’art ; en un mot, nous serions forcés de rechercher aussi la protection d’un Morin. Or c’est à toute concession de cette nature que s’oppose l’esprit de notre société. Chacun dans sa spécialité se refuse parmi nous à faire autre chose que celle pour laquelle il se croit créé, et attend patiemment, pour produire l’œuvre qui signalera son avènement, qu’il ait réuni tous les élémens et acquis la force nécessaire. Il en est parmi nous qui seraient déjà en état de tirer de leurs travaux un bénéfice matériel de nature à apporter un soulagement non-seulement à leur position, mais à celle de tous, car dans notre famille rien n’est à un seul, tout se partage en entrant. Toutefois ceux-là, n’ayant pas derrière eux l’autorité d’un nom fait, seraient obligés de subir des prétentions inintelligentes, des conseils opposés à leur façon de comprendre, et, préférant se maintenir dans leur intégrité, ils attendent que leur jour soit venu. On nous taxe d’un orgueil cynique : ce sont propos d’ignorans ou de malveillans.