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On arriva devant la boutique de Morin. Antoine examina les tableaux et ressentit cette impression qu’on nomme le coup de fouet ; mais il se remit de ce premier moment de surprise et jugea les deux toiles comme elles étaient jugées par les gens sérieux qui les avaient examinées.

— Eh bien ! lui demanda Francis, que pensez-vous de mon début ?

— Je ne peux pas vous vanter à propos de vos peintures. Elles m’ont surpris d’abord ; mais ces deux toiles ne supportent pas un examen consciencieux. Les parties saisissantes, qui ont dû vous paraître des qualités, ne sont que d’habiles parodies, des défauts communs aux maîtres que vous suivez. Vous êtes tombé dans le piège éternel tendu par les chefs d’école. En regardant vos tableaux tout à l’heure, je me demandais si vous étiez en état de renouveler ce tour de force, et si vous retrouveriez cette habileté au premier commandement de votre volonté. Je vais vous dire une chose qui vous surprendra : je souhaite qu’elle vous manque, et qu’à la première tentative que vous ferez, vous en soyez réduit au tâtonnement, à l’essai, à l’étude enfin. Alors vous rentrerez dans la véritable voie ; vos progrès étant le résultat de la recherche et non d’un hasard, vous en retirerez des profits durables que vous pourrez appliquer utilement et sérieusement. Vous allez me répondre que le sentiment et l’inspiration peuvent suppléer à l’étude ; mais l’inspiration, quand il s’agit d’un premier début, se formule avec plus de naïveté. Dans ces circonstances, c’est l’idée impatiente qui n’attend pas qu’elle soit mûrie par le travail de l’art, c’est le diamant qui n’attend pas le lapidaire et se révèle diamant par sa première étincelle. Ce n’est pas là votre histoire. Vous n’êtes pas naïf, car votre peinture est pleine de ruses ; vous n’êtes pas original, puisqu’on sent chez vous, et malgré vous peut-être, des préoccupations étrangères. Ces tableaux ne sont pas le résultat d’une inspiration ; on l’aurait sentie dans vos œuvres précédentes. Qu’est-ce donc alors ? Un accident ; et cet accident sera heureux selon le parti que vous allez prendre.

Francis gardait le silence, mais il ne paraissait qu’à demi convaincu. — Morin, reprit Antoine, se connaît, on ne peut le nier, dans cet art d’à-peu-près qui lui procure une fortune : il veut faire de vous ce qu’il a fait de plusieurs. Il vous fera produire beaucoup ; il vous entretiendra dans une apparence de bien-être que vous ne trouverez pas sûrement, si vous rompez avec lui. Il a des influences qui l’aideront à vous procurer des succès dont il aura besoin pour donner à votre nom une valeur commerciale, car c’est l’affaire importante pour lui ; il vous lancera dans un monde qui est au monde ce que ses marchandises sont à l’art. Si vous refusez de produire pendant quelque temps, il s’offrira lui-même à bercer le hamac de votre