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méthode a-t-il suivie pour s’assimiler un si grand nombre d’idiomes ? Comment a-t-il pu pénétrer si avant dans leur génie grammatical et littéraire, et retenir fidèlement et classer dans sa mémoire cette effrayante masse de mots, qu’il savait au besoin retrouver spontanément et coordonner sans confusion ? C’est là un secret qu’il a emporté avec lui dans la tombe. Un écrivain italien qui, sous le voile de l’anonyme, a consacré quelques pages dans un recueil périodique, la Civittà Catolica, à apprécier le talent de Mezzofanti, après avoir dit qu’il parlait soixante-dix-huit langues, non compris une foule de dialectes, assure qu’il savait les retracer avec leurs caractères particuliers, et composer dans chacune d’elles des poésies. Or, dans tous les idiomes, la langue poétique est, comme on le sait, ce qu’il y a de plus intime, de plus artificiel, de plus difficile. Il nous apprend aussi que Mezzofanti, dans l’année qui précéda sa mort, lui avoua qu’il avait rédigé une Esquisse des signes comparatifs des tangues de Sem, Cham et Japhet, où il indiquait la source commune d’où toutes tirent leur origine, et montrait les rapports plus ou moins rapprochés qu’elles ont entre elles pour la construction, la signification des mots ou les sons. Il lui dit qu’il avait ébauché une méthode simple pour apprendre et retenir sans difficulté un grand nombre d’idiomes. Le même écrivain ajoute qu’il ignore dans quelles mains sont tombés ces écrits. Un des élèves de Mezzofanti, que nous avons cité précédemment, le père Cavedoni, dans une communication particulière qu’il a adressée à M. A. Manavit, raconte que Mezzofanti lut en sa présence, dans une des séances de l’Institut pontifical de Bologne, un mémoire sur la langue des populations montagnardes qui habitent les Sette Communi, dans le Vicentin ; cette langue, dont les origines forment une question controversée depuis le XVe siècle, serait, suivant l’opinion de quelques philologues, un reste des anciens Cimbres et Teutons. Ce mémoire n’a pu être retrouvé, quoique le procès-verbal de la séance où il fut lu en fasse mention. Suivant le même père Cavedoni, Mezzofanti avait composé un travail sur la philosophie des langues et sur la grammaire générale ; mais, par une excessive délicatesse (soverchia delicatezza), il l’avait jeté au feu. Le polyglotte prétendait qu’il n’avait pas le temps de travailler pour lui, de parler pour les autres et d’écrire pour tous, et qu’un trop long labeur de cabinet, la plume à la main, nuisait à sa santé. La seule production qui nous reste, avouée par lui, est l’Éloge qu’il publia en 1819 de son ancien professeur de grec, le père Emmanuel da ponte, et qui a été inséré dans le recueil des Opuscules littéraires de Bologne.

Le livre de M. A. Manavit est terminé par un document qui a aussi sa valeur, et qui est le complément naturel de la biographie qu’il a écrite : c’est le catalogue de la bibliothèque du cardinal. S’il est vrai, comme il le fait observer, que l’homme tout entier se révèle dans le choix de ses livres, que ses besoins intellectuels, ses principes, ses goûts particuliers se montrent à découvert sur les rayons de sa bibliothèque, on peut dire que celle de Mezzofanti est la fidèle expression de ce qu’il fut, un linguiste encyclopédique dans la plus large acception de ce mot.


ED. DULAURIER.


V. DE MARS.