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s’assimiler tous les idiomes. L’histoire cite le roi de pont, Mithridate le Grand, qui possédait vingt-deux langues différentes; Mezzofanti était parvenu à en connaître soixante-dix-huit et les parlait presque toutes avec facilité et avec une vérité d’intonation capable de produire la plus complète illusion sur sa nationalité. « Je ne me rappelle pas, dit Byron dans ses Pensées détachées, un seul des littérateurs étrangers que j’eusse désiré revoir, excepté peut-être Mezzofanti, qui est un prodige de langage; Briarée des parties du discours, polyglotte ambulant, qui aurait dû vivre au temps de la tour de Babel, comme interprète universel; véritable merveille, et sans prétentions encore ! Je l’ai tâté sur toutes les langues dont je savais seulement un juron ou adjuration des dieux contre postillons, sauvages, forbans, bateliers, matelots, pilotes, gondoliers, muletiers, conducteurs de chameaux, vetturini, maîtres de poste, chevaux de poste, maison de poste, toute chose de poste, et pardieu! il m’a confondu dans mon propre idiome. »

L’illustre cardinal repose depuis cinq ans dans la tombe, et pas une voix ne s’était élevée pour nous raconter les détails de sa vie de prêtre et de linguiste, pour nous dire ce que fut cette organisation extraordinaire, où une puissance d’analyse portée au plus haut degré s’alliait à la mémoire la plus vaste, la plus tenace qui se puisse imaginer, et qui était servie par une incroyable flexibilité de l’instrument vocal. Cette tâche vient d’être remplie avec zèle, avec soin, par un des littérateurs les plus distingués que compte aujourd’hui la ville de Toulouse, et qui a voué un culte pieux à la mémoire de Mezzofanti, M. A. Manavit, auquel sont dues plusieurs publications importantes sur l’Italie religieuse. Ce travail n’était pas sans difficultés. Le cardinal, dans sa profonde modestie, n’a rien écrit sur les événemens de sa vie, sur sa famille, les fonctions publiques qu’il a exercées, non plus que sur les études qui n’ont jamais cessé de l’occuper. Les notices qui lui furent consacrées par la presse romaine sont très courtes et insuffisantes; mais grâce aux relations que l’auteur de l’Esquisse historique s’est créées dans la péninsule italique, visitée par lui à différentes reprises, et où il a d’ailleurs connu personnellement. Mezzofanti, il a pu faire utilement appel à ses propres souvenirs, à ceux des amis et des anciens élèves de ce dernier, et recueillir une foule de faits et d’anecdotes qu’il a sauvés de l’oubli.

Le polyglotte pour lequel l’Allemagne, cette terre classique de la philologie, avait inventé, dans l’admiration qu’elle avait conçue pour lui, l’épithète de Sprachenbandiger, — le dompteur de langues, et que l’Italie surnommait Pentecôte vivante, Mezzofanti naquit dans cette noble cité de Bologne, aux origines incertaines, tant elles sont anciennes, célèbre déjà sous la domination étrusque et romaine, et dont les Gaulois Boïens firent la conquête en lui laissant son nom primitif de Bononia, — Bologne la docte, amoureuse des arts et des lettres, la patrie d’un grand pape, Benoit XIV, du Guide, de l’Albane, des trois Carrache, et de tant d’hommes remarquables. Ce fut le 17 septembre 1771 qu’il vint au monde. Il dut le jour à François Mezzofanti et à Gesualda dal Olmo, qui habitaient la paroisse, aujourd’hui supprimée, de San Tommaso del Mercato; il reçut au baptême les prénoms de Gaspard et Joseph. La maison où il naquit, voisine de celle d’où sortit le célèbre naturaliste Camille Ranzani, le savant élève de Cuvier, l’auteur des Élémens de