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soldat russe au sortir des garnisons et des cantonnemens de son pays. Malgré l’ordre venu de Saint-Pétersbourg de distribuer de la viande cinq fois la semaine, le soldat de l’armée d’occupation est fort mal nourri. En 1848, on avait eu à Bucharest l’occasion d’observer un fait contre la vraisemblance duquel on s’était d’abord vivement récrié. On avait vu, disait-on, des soldats russes demandant l’aumône le long des rues et des places publiques. On peut aujourd’hui se donner à toute heure le même spectacle dans les promenades de Bucharest. Malgré les fournitures considérables demandées au gouvernement valaque et les approvisionnemens supplémentaires que l’on tire de Russie, c’est le paysan qui est généralement obligé de nourrir le soldat. Chaque maison ou plutôt chaque case contient, à côté du paysan et de sa famille, quatre ou six soldats logés pêle-mêle avec les animaux domestiques. L’administration militaire donne 25 paras (environ 23 centimes) par jour pour chaque soldat. Il est inutile de dire que la consommation du soldat russe dépasse cette modique allocation; mais cela ne fait point qu’il ait une nourriture solide, saine et régulière : il est à charge au paysan sans profit pour lui-même.

L’état particulier du climat, extrêmement chaud et sec cette année, comme par contraste avec celui de nos contrées, a puissamment contribué à développer les conséquences fâcheuses des mauvais logemens et de la mauvaise nourriture. La dyssenterie a sévi dans beaucoup d’endroits avec la plus grande violence; ailleurs, c’est le typhus qui règne, au grand effroi des paysans, car ils se rappellent encore en Valachie que le typhus y fut apporté en 1806 par les armées russes, et qu’il y causa les plus terribles ravages. On s’explique que dans ces conditions l’état sanitaire de l’armée russe laisse beaucoup à désirer.

Ce n’est pas qu’elle ne soit commandée par des généraux très entendus, de manières aimables et d’un esprit distingué. On ne saurait cependant leur attribuer des qualités très éminentes, et l’on s’accorde à penser qu’aussitôt que la guerre prendra un caractère sérieux, de plus grandes capacités militaires viendront diriger la marche des opérations. Il ne faudrait point d’ailleurs s’attendre à trouver dans les généraux de l’armée d’occupation des hommes remplis d’enthousiasme patriotique et religieux, tel que l’aurait été assurément un Souwarow dans une guerre entreprise sous le prétexte mis aujourd’hui en avant par le cabinet russe. Un semblable mysticisme n’est point l’affaire du prince Gortchakof, et ce n’est pas de lui qu’en pourrait venir l’exemple. Le soldat lui-même, dont l’imagination ne laissait pas d’être montée au moment du passage du Pruth, s’est depuis lors beaucoup refroidi. Les récits qui le passionnaient ont déjà vieilli. Il s’était persuadé d’abord qu’il marchait à la délivrance des saints lieux vendus aux Juifs par les Turcs. En le tenant depuis quatre mois pacifiquement campé dans les principautés, on lui a laissé croire que le péril du moins n’était pas pressant. Il ne doutait pas, en s’avançant naguère à marches forcées sur Bucharest, que cette ville ne fût au pouvoir des Turcs, et déjà mise à feu et à sang. Il s’est assuré par ses yeux que le véritable état des choses était bien différent. Aujourd’hui, c’est du massacre des chrétiens de la Bulgarie qu’il faut l’entretenir pour réchauffer son zèle attiédi. Quant aux chefs qui ne peuvent se faire illusion sur les vraies causes de la guerre, on se demande si