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à la tête des deux provinces. Comment l’accomplissement de leurs devoirs de vassalité allait-il s’accorder avec les vues de la puissance protectrice campée en armes sur leur territoire ? C’était là une question que s’étaient posée avec anxiété les hospodars dès le commencement de l’occupation, et que l’Europe n’envisageait point sans crainte de voir les difficultés déjà pendantes à Constantinople s’accroître encore de ce côté. Le doute ne devait pas durer longtemps. Il fut sans retard enjoint aux princes de suspendre toutes leurs relations avec la Porte et de cesser le paiement du tribut, signe presque unique du lien qui rattache les principautés à la Turquie. Les deux hospodars, en recevant de Saint-Pétersbourg cette injonction formelle, comprirent toute l’étendue de la responsabilité qui allait peser sur eux. Tous deux en furent consternés, l’un avec un mélange d’étonnement et de douleur qui marquait une plus grande droiture de sentimens, l’autre avec tout l’embarras d’un habile homme plus préoccupé des moyens de sortir de la difficulté qu’étonné de la voir surgir.

Il existe en effet une différence de caractère assez marquée entre les deux princes que les mêmes épreuves viennent de réduire ainsi aux mêmes expédiens. Élevés l’un et l’autre au pouvoir à la suite de la crise révolutionnaire de 1848, ils n’y sont point arrivés par les mêmes voies. L’un avait été mis en évidence principalement par l’honorabilité de ses antécédens et le désintéressement de ses vues, l’autre surtout par la culture et la finesse de son esprit. Tous deux en effet ont porté dans leur administration les aptitudes différentes qui avaient signalé leurs débuts. Le prince de Moldavie a travaillé avec autant d’ardeur que de conscience au bien du pays, en y sacrifiant, dit-on, sa fortune personnelle presque entière, au risque de se faire beaucoup d’ennemis dans la classe puissante qui vit des abus. Le prince de Valachie, sans méconnaître les besoins du pays, que sa perspicacité ne lui permet pas d’ignorer, n’a pas eu toujours la même énergie pour les satisfaire, croyant plus sage de ne pas lutter lorsqu’on n’est pas sûr de vaincre.

Les hospodars ont donc reçu avec des préoccupations très distinctes les ordres qui leur ont été adressés d’autorité, d’avoir à rompre toute relation directe et officielle avec la Porte Ottomane; mais, pour l’un comme pour l’autre, une pareille exigence était une véritable torture de conscience ou d’esprit. Telles sont les conséquences naturelles du protectorat, et nous doutons qu’elles soient de nature à faire envie aux autres populations chrétiennes qui auraient pu être tentées d’accepter le même régime.

Pour se convaincre que l’intention de l’autorité russe était de se substituer entièrement à la suzeraineté de la Porte, et successivement à tous les pouvoirs locaux, il eût suffi de voir l’attitude que le général en chef de l’armée d’occupation s’était hâté de prendre dans ses rapports officiels avec les hospodars. Les consuls de la cour protectrice à Yassy et à Bucharest eussent désiré que le vœu des deux gouvernemens allât au-devant de cette invasion armée, et que des députations des grands boyards fussent officiellement chargées de se porter sur le territoire russe, au quartier-général des troupes, afin de solliciter le prince Gortchakof de franchir la frontière. Si les hospodars surent résister à des insinuations aussi peu conformes à leurs sentimens et à leur dignité, ils ne purent du moins échapper à l’obligation de fêter avec