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venait de condamner Bergasse. Il est vrai cependant, comme on l’a dit, que s’il gagna son procès devant la justice, il le perdit cette fois devant l’opinion et fit la fortune de Bergasse, qui, quoique déclaré calomniateur par un arrêt, dut à cette seule affaire une célébrité éclatante, et se vit du premier coup appelé à l’assemblée constituante, où sa célébrité ne se soutint pas.

La Harpe, tout en se déclarant indigné des calomnies aussi odieuses qu’absurdes dont Beaumarchais avait été si souvent l’objet, trouve abominable que ce dernier se soit permis de donner plus tard au personnage du traître, dans son drame de la Mère coupable, le nom irlandais de Begearss, destiné à rappeler celui de Bergasse, et qui en réalité le rappelle assez peu. La Harpe, qui portait dans les moindres querelles littéraires une rancune si âpre et si tenace, en parle ici bien à son aise. Quoi ! un homme à qui vous n’avez jamais fait le moindre mal vous aura traîné pendant deux ans dans la fange et traité comme le dernier des scélérats, et on sera inexcusable de l’avoir transformé en traître de mélodrame sous un anagramme irlandais ! « En vérité, dit avec raison Arnault à ce sujet, la vengeance était moins cruelle que l’outrage qui l’avait provoquée. J’ai connu, ajoute-t-il, Bergasse et Beaumarchais : rien de plus opposé que leur caractère ; avides de renommée l’un et l’autre, ils l’obtinrent d’abord par des écrits publiés à l’occasion d’un procès ; mais dans ses mémoires, Beaumarchais se défendait, et dans les siens Bergasse attaquait. Tourmenté par la bile, Bergasse, honnête homme sans contredit, était de l’humeur la plus morose. Rien de plus gai au contraire que Beaumarchais, qui était, quoi qu’on en ait dit, un fort galant homme et, de l’aveu de tout le monde, un des hommes les plus aimables qu’on pût rencontrer. »

Ce témoignage impartial d’Arnault écrivant quarante ans après l’événement nous permet au moins de conclure que, si en effet Bergasse était foncièrement un honnête homme, il se conduisit ici comme un homme méchant, ce qui n’est pas permis, même aux plus honnêtes gens. Sans raison et sans droit, par ambition de renommée, par violence de caractère, il poussa contre Beaumarchais la fureur jusqu’aux derniers excès de l’outrage et de la calomnie ; il fit à sa réputation une blessure cruelle dont elle ne s’est jamais bien guérie, et lorsque la révolution éclata, l’auteur du Mariage de Figaro, qui aurait pu espérer d’être accueilli sous le régime nouveau avec quelque faveur, vit commencer pour lui la période de la décadence et de l’impopularité.


Louis de Loménie.